Le régime seigneurial, un survivant
Régime seigneurial a beau rimer avec médiéval, cette organisation territoriale a perduré au Québec bien plus longtemps qu’on l’imagine. Survivant à sa propre mort au 19e siècle, le régime seigneurial laisse des traces concrètes dans l’histoire de la belle province jusqu’en… 1970, voire jusqu’à nos jours!
Comment est-ce possible? «Des droits seigneuriaux sous forme de taxe municipale ont été payés par plusieurs citoyens jusqu’au mois de novembre 1970», répond Benoît Grenier, professeur au Département d’histoire de la Faculté des lettres et sciences humaines. Depuis quelques années, il mène avec ses étudiants des travaux sur les persistances seigneuriales dans le Québec contemporain.
Pour comprendre les raisons de l’étonnante survivance du régime seigneurial, il faut remonter à sa première mort. «Une loi met fin au régime seigneurial au Québec en 1854, mais le Parlement canadien a eu le souci de dédommager les seigneurs pour les redevances versées chaque année par les censitaires, qui possédaient les terres de la seigneurie. Cette décision a été prise dans l’idéologie libérale, selon laquelle il est très important de respecter les droits de propriété», souligne le professeur Grenier.
Ainsi, 10 millions de dollars – de l’époque! – sont versés aux seigneurs pour compenser la perte de la plupart de leurs droits seigneuriaux. Pour le paiement des cens et rentes seigneuriales, deux choix s’offrent aux censitaires : payer d’un coup l’équivalent de 17 années de rentes ou continuer de payer chaque année pour rembourser la dette. «Même si les montants sont dérisoires – certains payaient un sou de rente annuelle – plus de 80 % des gens choisissent la deuxième option parce qu’ils pouvaient avoir d’autres dettes envers le seigneur ou ne voulaient pas payer les frais de notaire.»
Le censitaire était un colon établi sur une terre (censive) incluse dans une seigneurie. Il habitait, défrichait et cultivait cette terre. Chaque année, le censitaire donnait une redevance au seigneur : le cens.
L’iniquité flagrante du processus contribue surtout à enrichir les seigneurs. «On imagine l’abolition du régime seigneurial comme une façon de créer une société plus égalitaire : ce n’était pas du tout le cas. D’ailleurs, un tribunal spécial a été créé pour s’assurer de ne rien oublier. Les seigneurs se sont fait représenter par les meilleurs avocats pour ne perdre aucun droit, et les habitants n’ont même pas été représentés devant les tribunaux», indique Benoît Grenier.
La deuxième mort
Comme les nouvelles terres se divisent désormais en cantons, le Québec se retrouve avec deux «classes» de citoyens : ceux véritablement propriétaires et ceux soumis à une taxe seigneuriale pour leur terre. C’est pourquoi le gouvernement du Québec décide de mettre fin à ce système une fois pour toutes… 81 ans plus tard.
En 1940, le lien entre seigneur et censitaire est définitivement coupé. Le gouvernement crée un organisme qui contracte un prêt d’environ quatre millions de dollars pour (encore) dédommager les seigneurs. Cette somme devait toutefois lui être remboursée par les ex-censitaires sous forme de taxe municipale additionnelle.
«Le gouvernement prévoyait effacer la dette en 40 ans. Les paiements auraient dû finir en 1981, mais pour toutes sortes de raisons, le processus a été un peu accéléré et a fini en 1970, indique Benoît Grenier. Même si les montants pouvaient apparaître ridicules pour les individus qui les payaient, les seigneurs ont reçu des sommes considérables. Le plus gros chèque a été de 100 000 $.»
L’État se prive
Une autre décision des élus du 19e siècle rattrape le gouvernement du Québec après la crise financière de 1929. Souhaitant inciter les citoyens à défricher des terres encore vierges, il se voit dans l’obligation de les acheter aux anciens seigneurs. «En 1854, les terres non concédées à des censitaires sont restées la propriété totale et entière des seigneurs au lieu de revenir à l’État. C’était peut-être la seule décision possible dans l’esprit des politiciens de l’époque, même si pour nous, le choix de priver l’État des revenus éventuels de terres qui devraient appartenir au bien collectif apparaît hautement discutable», dit le professeur Grenier.
Par exemple, la «seigneurie de Beaupré», qui s’étend des chutes Montmorency jusqu’à Charlevoix, est toujours la propriété du Séminaire de Québec, qui s’en dit encore «seigneur». «Avec ses 1600 km2, il s’agit de la plus grande forêt privée au Canada… sa superficie est plus grande que celle de 55 pays sur la planète!» dit le professeur.
En 2014, que reste-t-il du régime seigneurial? «Ce système n’a pas du tout disparu en 1854. Il a continué tout au long du 20e siècle et, dans une certaine mesure, le cas de la seigneurie de Beaupré montre qu’il est encore vivant en raison des choix faits par les hommes politiques du 19e siècle», résume Benoît Grenier.