Quand la métaphore devient une muse pour les chercheurs
Au-delà d’une figure de style, la métaphore stimule la créativité et l’apparition de nouvelles hypothèses en recherche interdisciplinaire, affirme le professeur Finn Makela
Une «économie sous pression». «La force magnétique de certains commerces». «La traversée du désert d’une personnalité publique»... Qu’il s’agisse d’enseignement, de vulgarisation scientifique ou d’une banale conversation entre amis, l’emploi de métaphores aide à mieux comprendre les phénomènes abstraits du monde qui nous entoure. Mais la métaphore n’a pas qu’une fonction utilitaire ou rhétorique, selon le professeur Finn Makela, de la Faculté de droit. Elle joue aussi un rôle créatif sous-estimé dans le travail des chercheurs, puisqu’elle peut contribuer à générer de nouvelles hypothèses et faire avancer la connaissance, surtout en recherche interdisciplinaire.
Le sujet peut paraître inusité, mais le professeur Makela le défend de manière convaincante. Auteur de deux articles récents sur ce sujet [liens en fin de texte], il a aussi mis en pratique ce qu’il avance dans sa thèse de doctorat en droit, proposant de nouveaux modèles de théorie juridique inspirés de l’épidémiologie. Ces démarches alimentent également son enseignement, dont le séminaire Initiation à la recherche interdisciplinaire, destiné aux étudiantes et étudiants des cycles supérieurs.
La naissance des hypothèses
Puisqu’une métaphore n’est jamais bien loin, imaginons les différentes disciplines universitaires comme des territoires limités par des frontières plus ou moins étanches, dont les habitants parlent un langage particulier. Pour susciter un dialogue, les peuples doivent traduire les concepts de leur spécialité et les rendre compréhensibles à l’autre. «On emploie la métaphore pour expliquer un phénomène abstrait – parfois à soi-même ou plus souvent à autrui, explique le professeur. Et dans ce processus, ces métaphores peuvent nourrir le travail du chercheur. Quand sa propre discipline ne fournit pas les outils pour aller plus loin dans sa réflexion, on va voir ailleurs. Il n’y a pas de logique – a priori – à cette démarche, qui devient un moment créatif.»
C’est ainsi, par exemple, que les physiciens ont pu découvrir que les électrons qui forment la couche d’un atome occupaient des espaces très spécifiques autour du noyau, un peu comme les orbites des planètes. «Si on n’avait pas envisagé l’atome comme ayant un fonctionnement semblable au système solaire, on n’aurait pas pu entrevoir cette hypothèse», dit le chercheur.
Pour Finn Makela, les processus qui conduisent à la naissance de nouvelles hypothèses sont relativement mal compris des chercheurs qui étudient la philosophie des sciences. Dans la littérature sur le sujet, on s’intéresse plus généralement sur ce qui vient après. «Beaucoup d’auteurs ont réfléchi aux étapes requises pour confirmer ou invalider une hypothèse; s’il est préférable d’employer un procédé empirique, logique, etc., dit-il. Mais on a peu d’explications sur le moment où le chercheur se pose la question, et sur ce qui l’inspire à poser une hypothèse. Or, qu’est-ce qui fait en sorte qu’un chercheur va voir une théorie juridique – pour parler de mon domaine – et l’envisager en termes de transplantation, ou de pollinisation? Ce sont pourtant là des moments qui sont essentiellement créatifs.»
Et en cela, la collaboration interdisciplinaire devient un terreau fertile pour faire germer des idées inédites.
De la métaphore au modèle : épidémiologie et droit
Finn Makela entrevoit donc l’approche interdisciplinaire comme une occasion d’inventivité, mais, ajoute-t-il, il ne s’agit pas seulement d’additionner des concepts. Pour qu’ils interagissent, les chercheuses et chercheurs provenant de disciplines spécifiques doivent trouver des points communs qui expliquent le fonctionnement de phénomènes éloignés. «Au delà de la métaphore initiale, il est possible d’aller plus loin en observant des éléments spécifiques d’une autre discipline et de s’en inspirer pour évoluer vers une modélisation», dit-il.
Le chercheur l’a expérimenté au premier chef au cours de ses études de doctorat en droit. Le sujet principal de la thèse visait à éclairer comment de nouvelles normes issues des États-Unis s’introduisaient dans la jurisprudence canadienne. Au départ, il a voulu valider la pertinence de certaines métaphores employées en droit : «Dans la littérature du droit transnational, on reprend systématiquement les mêmes images, dont celles de "transplantation" et d’"harmonisation" de la jurisprudence, dit-il. Aussi, la constitution canadienne est présentée comme un arbre vivant. Ce que j’ai réalisé, c’est que peu de chercheurs allaient plus loin pour essayer d’asseoir la théorie juridique dans des concepts inspirés des disciplines d’où sont tirées ces comparaisons, comme la botanique ou la théorie de la musique.»
Mais ces disciplines ne permettaient pas de bien illustrer le phénomène. Finn Makela en est donc venu à envisager une nouvelle métaphore : et si la jurisprudence se répercutait chez nous selon un modèle calqué sur la propagation d’un virus? En s’inspirant des ressources de l’épidémiologie – et en consultant des spécialistes de ce domaine – il a pu définir un modèle de «propagation d’une norme juridique» qui tenait la route. «En plus, cette façon de voir différente m’a permis de poser une hypothèse inédite sur des souches locales autonomes d’apparition de la jurisprudence», dit-il.
Cette grille d’analyse n’aurait pas été envisageable dans la théorie juridique classique. Ainsi, cette nouvelle approche permet d’envisager de nouvelles pistes de recherche, par exemple, comment des tribunaux cherchent à «inoculer» la propagation de certaines idées qui pourraient influer sur leur fonctionnement.
Incontournable interdisciplinarité?
L’interdisciplinarité est un concept très en vogue dans le discours des décideurs et dans le monde universitaire. Est-ce une voie inévitable? «Il y a différents éléments qui ont amené le concept à prendre sa place, dit le professeur. Cela répond à des intérêts économiques actuels, et il faut se souvenir que le début des grands projets interdisciplinaires s’est fait dans le contexte des besoins de la Seconde Guerre mondiale. Il faut être vigilant quand les intérêts économiques et les intérêts d’État risquent d’instrumentaliser la recherche. Mais de mon point de vue, si l’interdisciplinarité est plus présente, c’est également lié au fait que le nombre de disciplines augmente. Plus la recherche devient hyperpointue, plus on voit comme nécessaire d’avoir le regard d’une autre discipline pour faire progresser la connaissance», conclut Finn Makela.
Informations complémentaires
- Finn Makela, «Des champs et des clôtures : la métaphore et la recherche interdisciplinaire», dans Violaine Lemay et Frédéric Darbellay (dir.), <i>L’interdisciplinarité racontée</i>, Bern, 2014, p. 29
- Finn Makela, «Metaphors and Models in Legal Theory» (2011), n<sup>os</sup>3-4, vol. 52, <i>Cahiers de droit</i>, p. 397