Recherche en histoire du livre et de l’édition
Histoires fascinantes de gens du livre
Voici l’histoire de deux passionnées, de dix spécialistes « crinqués », d’une centaine de personnes collaboratrices et de dizaines d’étudiantes et d’étudiants qui ont mené depuis 16 ans le projet fou de produire le Dictionnaire historique des gens du livre au Québec, une brique de 700 pages, qui ne se lit surtout pas comme un dictionnaire, et qui raconte de façon originale l’histoire du Québec.
C’est en fait une histoire façonnée par une multitude de petites histoires que les deux professeures Josée Vincent et Marie-Pier Luneau ont accepté de nous raconter.
Recueil de prières, manuel technique, livre de recettes, roman à 10 sous, chef-d’œuvre littéraire ou manifeste, le livre au Québec est un miroir de la société que nous sommes devenue, tant par sa production que par sa non-production. Voici quelques fragments de vie d’une communauté de personnes tenaces, rebelles et douées pour nombre de métiers.
Des hommes et des femmes touche-à-tout
C’est une histoire qui commence avec les premiers colons transportant dans leurs bagages des livres, souvent leurs biens les plus précieux. L’histoire de ces collectionneurs qui emploient tous les moyens à leur portée par amour pour le livre, se faisant éditeurs, imprimeurs et libraires, utilisant les journaux qu’ils imprimaient pour promouvoir leurs livres, et leur atelier pour les vendre.
C’est aussi l’histoire de centaines de personnes, le plus souvent des hommes, qui ont bousculé les conventions, pour permettre au livre d’exister. Des trajectoires souvent atypiques et fascinantes.
La plus grande leçon qu’on retient de ces années de recherche, c’est que le livre est beaucoup plus que l’ouvrage littéraire. L’objet livre, c’est vraiment plus complexe. Il y a des pans entiers de l’histoire des gens du livre qui montrent les luttes qu’ils ont menées, leur opiniâtreté à vouloir que le livre existe.
Professeure Marie-Pier Luneau
Son exemple préféré, c’est celui du libraire Heinz-Egon Heinemann.
Le libraire berlinois Heinz-Egon Heinemann a fui en 1939 l’antisémitisme des dirigeants allemands, pour se réfugier à Shanghai, ouvrir à nouveau une librairie et se voir accusé cette fois d’être un espion à la solde des Américains. Après 405 jours de prison en Chine, il arrive enfin à Montréal en 1953 et ouvre sa librairie de livres anciens et d’occasion sur la rue Mansfield. Son commerce florissant sera fréquenté par quantité d’artistes et d’intellectuels, dont Leonard Cohen.
Un univers de femmes dans l'ombre
C’est l’histoire d’un univers longtemps dominé par les hommes, où les femmes ont joué surtout des rôles subalternes avant d’être enfin reconnues. Des femmes talentueuses qui ont dû se battre pour faire leur place et qui ont façonné par leur production des pans entiers de l’histoire du livre au Québec.
Raymonde Simard-Martin, une des premières femmes à travailler dans l’édition, a eu 8 enfants. Il y avait beaucoup de femmes dans l’édition, des secrétaires, des commis, mais elles abandonnaient leur travail dès qu’elles se mariaient. Raymonde Simard-Martin sera pigiste, s’occupera d'archives, toujours à travers sa vie de mère de famille, et finira par fonder dans les années 80 sa propre maison d’édition.
Entrées dans les métiers du livre souvent par la porte de derrière, plusieurs femmes cumuleront diverses tâches et resteront souvent dans l’ombre malgré leur contribution exceptionnelle. C’est le cas de Michelle Thériault, rédactrice, réviseure, correctrice d’épreuves, traductrice et illustratrice, qui se distingue tant par sa polyvalence que par le nombre considérable de projets de publication et d’entreprises éditoriales qui ont bénéficié de son expertise. Une véritable travailleuse de l’ombre, dont certaines contributions sont surprenantes.
Entre 1942 et 1966, Michelle Thériault collabore à l’écriture, à la réécriture et à la révision de sept œuvres de son époux Yves Thériault. Elle dactylographie les manuscrits, apporte des corrections, remanie certains segments, révise les romans et corrige les épreuves. Pour Agaguk, entre autres, elle apporte des corrections stylistiques et syntaxiques, réécrit des scènes en entier, développe certains passages et remodèle même la structure de l’œuvre.
Objet d’émancipation… ou d’asservissement
Le livre est aussi un système de régulation, nous explique Marie-Pier Luneau. Le manuel scolaire, par exemple, a servi à apprendre des disciplines, mais aussi à former des citoyens et des citoyennes. « À partir de tous les métiers du livre, y compris les bibliothécaires et les libraires, de la Nouvelle-France jusqu’à nos jours, on peut mesurer que le livre est à la fois un instrument de contrôle et de libération. C’est toujours un vecteur qui peut balancer de l’un à l’autre, et parfois être les deux en même temps. »
Un exemple éloquent : celui des communautés religieuses, qui produisaient la plupart des manuels scolaires de la fin du 19e siècle jusqu’aux années 60. « En plus des manuels de lecture, de mathématiques, etc., elles publient des manuels qui montrent à vivre, qui forment des gens, surtout les jeunes filles. On aura ainsi toute une série de manuels qui vont apprendre aux jeunes filles à être de bonnes épouses, de bonnes reines au foyer », relate Jose Vincent.
La professeure pense qu'il s’agit d’une production programmée pour dicter une façon d’être, de penser. De « bons livres » pour contrôler la morale et le comportement des peuples. « Mais ce serait un peu simple de réduire le rôle des communautés religieuses à ce contrôle de la morale du peuple, nuance-t-elle. Par leur entremise, le livre est aussi un lieu de réalisation pour les femmes. »
Dès 1786, les Sœurs de la charité – appelées aussi Sœurs grises – ont importé de France des jeux de caractères typographiques, se sont formées à l’imprimerie et à la reliure, pour répondre aux besoins de formation des femmes.
La contribution des communautés religieuses dans le milieu du livre est non seulement dans leur production, mais aussi dans toutes les possibilités que ce domaine offrait aux femmes. Les femmes peuvent avoir une carrière, notamment une carrière d’intellectuelle. Elles peuvent devenir éditrices, autrices, plutôt qu’être cantonnées dans l’univers familial.
Professeure Josée Vincent
Une culture québécoise en devenir
Ce que Josée Vincent retient surtout de ce long parcours de recherche, c’est l’importance du travail collectif. « On a pris cet objet de recherche, le livre, à travers des trajectoires individuelles, mais on en revient inévitablement à la dimension collective du travail », constate Josée Vincent.
Il y a le travail d’équipe, mais aussi l’organisation même du secteur du livre. « Au début de la Révolution tranquille, le gouvernement de Jean Lesage décide de mettre l’accent sur la culture et de faire du Québec autre chose qu’une province écrasée, raconte Josée Vincent. Les gens du livre vont voir là un moment important pour revendiquer notamment la protection d’une production locale de livres. Ils seront très proches du premier ministère de la Culture et vont créer le Conseil supérieur du livre pour se fédérer. En fait, tout ce qui a été mis en place à ce moment demeure aujourd’hui et a complètement structuré de façon unique le marché du livre au Québec. »
Parlant de libération, l’exemple du libraire Henri Tranquille, une légende dans le monde du livre, est révélateur. Entre autres, lorsque Paul-Émile Borduas dépose son manifeste Refus global à sa librairie en 1948, Henri Tranquille crée tout un événement et rassemble le milieu intellectuel autour de ce symbole de l’émancipation du peuple québécois. Le Refus global aurait-il eu un tel impact sans ce libraire rebelle, pour qui la liberté d’expression fut une mission?
Pour Josée Vincent, l’impact des gens du livre est énorme.
Dans le fonctionnement d’une société, il y a des gens qui agissent au niveau de la gouvernance. Mais les gens du livre, ce sont des gens de communication, qui font circuler les discours, l’information, les idéologies, à travers tous les aspects de la société : le politique, l’économique, la formation, le culturel.
Rapprochement des cultures : de l’utile à l’agréable
Véhicule d’avancement culturel d’une société prise entre deux mondes, le livre du Québec de nos ancêtres est d’abord le produit d’une traduction. On sentira dès le début du régime anglais la nécessité de traduire des livres pour que les Canadiens français puissent se défendre, avoir leurs propres institutions.
Et aussi, pour qu'ils aient leur propre culture nord-américaine.
Bien connu du milieu culturel, Roméo Beaudry a joué un rôle central dans l’industrie de la musique populaire de l’entre-deux-guerres. Ce qui circule au Québec autour des années 20, c’est La Bonne Chanson, la tradition. Roméo Beaudry décide de traduire et publier des chansons américaines, faisant ainsi circuler la culture, entre le Canada et les États-Unis, et donnant accès à l’américanité.
Nationaliste moderne, Louis-Alexandre Bélisle va quant à lui marquer l’histoire en produisant une œuvre magistrale, son Dictionnaire de la langue française au Canada, mais aussi en signant et en publiant quantité d’ouvrages pour faire avancer la nation québécoise, pour donner des mots français à l’industrie.
Bélisle veut que ses concitoyens et concitoyennes participent pleinement aux affaires et au développement du Québec. Pour ce faire, il publiera de nombreux manuels techniques indispensables pour les usages nord-américains dans les domaines de la construction, de l’automobile, du commerce, etc.
Une porte ouverte sur la suite de l'histoire
L’évolution des métiers du livre au Québec est fascinante. Pour les deux professeures, l’aboutissement des 16 années de recherche qui ont mené au Dictionnaire ouvre la porte à tant d’autres thématiques, d’autre sujets, à commencer par les absents et les absentes. « L’un des choix du dictionnaire était de ne pas parler de tout le monde. On a choisi des gens qui ont fait leurs marques et des gens décédés », explique la professeure Luneau.
Le Dictionnaire nous fait voir tous ceux et celles qui n’y sont pas et une foule d’autres thèmes. C’est avec ce genre d’ouvrages qu’on peut relancer la recherche, éclairer les marges, avec les enjeux d’aujourd’hui aussi.
Professeure Marie-Pier Luneau
La recherche qui a mené au Dictionnaire historique des gens du livre au Québec fut un énorme chantier, qui a aussi été toute une école pour des dizaines d’assistants de recherche, étudiantes et étudiants de tous les cycles. « On les a formés et on les a lancés dans des zones inconnues. Ces gens nous ont apporté énormément, et c’est toute une fierté de les voir signer cet ouvrage avec nous », témoigne Marie-Pier Luneau.