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Un texte de l'historien Guy Laperrière

Hommage à Jean-Pierre Kesteman, une figure marquante du Département d'histoire

Jean-Pierre Kesteman, professeur émérite en lettres et sciences humaines
Jean-Pierre Kesteman, professeur émérite en lettres et sciences humaines
Photo : Université de Sherbrooke

Le professeur Jean-Pierre Kesteman est décédé le 26 octobre dernier, après une longue maladie. Son départ a été souligné : il est sans doute l’historien le plus connu à Sherbrooke et dans toute la région, s’étant dépensé sans compter pour faire connaître l’histoire de son pays d’adoption. Il a fait toute sa carrière à l’Université de Sherbrooke et, la plus longue partie, au Département d’histoire, dont il fut une des figures de proue dans les années 1970 et 1980.

Aussi le Département a-t-il tenu à lui rendre hommage et m’a demandé de rédiger un survol de sa carrière et de son apport à l’histoire. La tâche n’est pas mince, car l’activité de notre collègue a été multiforme. Elle a pourtant suivi des lignes directrices qui ont toujours été les mêmes et qui provenaient de convictions profondes.

Il aimait parler et écrire, moi de même : ne nous étonnons donc pas si le texte qui suit est plutôt long. C’est qu’il y a tant à dire et, croyez-moi, je résumerai tant que je pourrai.

Une solide formation en Belgique

Jean-Pierre Kesteman est né à Bruxelles le 20 janvier 1939, l’année du déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale. Il a fait ses études supérieures à l’Université de Louvain, un baccalauréat d’archéologie et d’histoire ancienne, puis une licence-ès-lettres.

Comment est-il arrivé au Canada?

À cette époque, le Québec vivait en pleine révolution tranquille, l’éducation était en explosion et on cherchait à recruter des professeurs qualifiés, entre autres en Belgique. Celle-ci venait de vivre l’Exposition universelle de 1958, peut-être un sommet pour ce pays, comme le fut quelque temps plus tard celle de Montréal, en 1967. C’est ainsi que Jean-Pierre postule et obtient un poste de professeur de latin et de grec au Collège Saint-Viateur d’Outremont, où il arrive avec sa jeune famille pour la rentrée de l’automne 1964.

Professeur à l’Université de Sherbrooke

Les études classiques vivent une profonde mutation, les collèges se transforment en cégeps et l’enseignement des langues anciennes diminue à vue d’œil. C’est ce qui amène Kesteman au Département d’histoire de l’Université de Sherbrooke, à l’automne 1968. Pendant vingt ans, il sera une des figures de proue du Département. Comme aujourd’hui, le département était dirigé par un directeur, mais à l’époque, il y avait aussi le secrétaire, qui était en quelque sorte le second et tenait un rôle important.

D’abord, la rédaction des procès-verbaux. Il fallait voir les procès-verbaux de Jean-Pierre Kesteman : des modèles de précision, de clarté, ornés chaque fois de sa belle grande signature. Hélas, trois fois hélas, tous ces procès-verbaux ont péri dans un grand ménage malencontreusement effectué en l’an 2000, avec le changement de millénaire. Mais qu’on se rassure : Jean-Pierre Kesteman a laissé bien d’autres traces écrites…

Il fut le bras droit d’Andrée Désilets, alors directrice du département, et l’une de leurs principales réalisations fut l’essor donné aux études de maîtrise, particulièrement en études québécoises, alors en plein essor.

Un militant syndical

Les années 1968-1972 sont une période de grande militance dans le mouvement syndical au Québec. En même temps, c’est le sommet de la mouvance marxiste dans les universités, particulièrement dans la nouvelle UQAM. Ayant lui-même des convictions sociales très fortes, Kesteman sera en première ligne dans l’un et l’autre mouvement. Il travaille vigoureusement à mettre sur pied le Syndicat des professeurs de l’Université de Sherbrooke (SPUS). Après une tentative de création de syndicats par faculté, on aboutit au syndicat unique (enfin, presque unique, puisqu’il y manque la Médecine et le Génie), dont il fut le premier secrétaire, en 1973, sous la présidence de Julien Constantin. Andrée Désilets et Louise Brunelle-Lavoie ont relaté en détail l’histoire des premiers dix ans de ce syndicat.

Changement d’orientation : l’histoire des Cantons de l’Est

Jean-Pierre Kesteman avait été engagé avec une maîtrise, mais comme tous les jeunes de l’époque, il visait un doctorat. En archéologie classique, avec des fouilles, éventuellement, du côté de la Sicile. Dans le Québec des années 1970, cela paraissait bien lointain. Aussi, progressivement, avec beaucoup de délicatesse – car on tenait, et on tient toujours, à l’Antiquité au département – il se glissa dans un nouveau domaine, laissé vacant, en quelque sorte, par le décès de Mgr O’Bready, en 1970.

Cela commença par des chroniques hebdomadaires sur l’histoire des Cantons de l’Est dans le journal La Tribune, pendant trois ans, de 1974 à 1976. Et se poursuivit par un mémoire de maîtrise en histoire de la presse : « Le Progrès » (1874-1878). Étude d’un journal de Sherbrooke, achevé en 1977, sous la direction d’Andrée Désilets.

Le premier doctorat en histoire à l’UQAM

Mais c’est le doctorat qu’il fallait avoir. Et, vu ses tendances idéologiques, il était clair que c’est à l’UQAM que Jean-Pierre irait faire son doctorat. Le Département d’histoire venait à peine d’y inaugurer ce programme, qu’il souhaitait naturellement supérieur à tous les autres, d’où une série d’exigences dont la moindre n’était pas qu’il fallait avoir trois directeurs! Inscrit à l’automne 1977, Jean-Pierre eut la bonne fortune de pouvoir compter sur la compétence des Alfred Dubuc, Paul-André Linteau et Jean-Claude Robert. On ne pouvait être à meilleure école en histoire économique. Et l’on mesure l’orientation de notre collègue par le seul titre de sa thèse, soutenue en grande pompe en octobre 1985 : Une bourgeoisie et son espace : industrialisation et développement du capitalisme dans le district de Saint-François (Québec), 1823-1879.

Un pavé de 847 pages, avec force graphiques et statistiques.

Premières publications savantes

À l’université, on le sait, les publications sont le passeport vers la respectabilité, pour parler en termes ingénus. La plus prestigieuse revue en histoire québécoise était alors – et est toujours – la Revue d’histoire de l’Amérique française. C’est pendant qu’il rédigeait son doctorat – tout en enseignant, ne l’oublions pas – que Kesteman y publie ses premiers articles : « Les premiers journaux du district de Saint-François (1823-1845) » (1977), « Les travailleurs à la construction du chemin de fer dans la région de Sherbrooke (1851-1853) » (1978). Plus tard, paraîtra dans la Revue d’histoire urbaine : « La condition urbaine vue sous l’angle de la conjoncture économique : Sherbrooke, 1875 à 1914 » (1983).

Un as de la grande vulgarisation

Mais Kesteman restera toujours l’as de la grande vulgarisation. Un nouveau magazine apparaît en Estrie? Aussitôt, on lui demande une chronique, un article à chaque numéro. C’est le cas du mensuel L’Estrie, qui paraît de novembre 1978 à décembre 1980. Il y publie treize articles, en deux ans, sur des sujets comme « Un vieux mineur d’Asbestos raconte », « Ces femmes courageuses de nos cantons » et « Sherbrooke, bastion séparatiste ».

Débat sur la fondation de Sherbrooke

Dans la même foulée, il donne des conférences. Entre autres, à la Société d’histoire des Cantons de l’Est, à laquelle Andrée Désilets s’évertue à donner un caractère scientifique, avec Louise Brunelle-Lavoie. Le 9 avril 1979, il présente « Gilbert Hyatt, les débuts du canton d’Ascot et le problème de la fondation de Sherbrooke », qui suscite un grand débat que Micheline Dumont a savoureusement rapporté dans La Tribune du 29 octobre 2016. Cela aboutira au lancement d’un Bulletin de recherche au Département, en 1985, dont Jean-Pierre publie le premier numéro, Les débuts du canton d’Ascot et de la ville de Sherbrooke (1792-1818). Étude critique, et à la détermination de la date de 1802 comme année de fondation de Sherbrooke, avis sollicité par la Ville qui se demandait quand au juste célébrer son deuxième centenaire, le premier ayant été « inventé » en 1937…

L’histoire des Cantons de l’Est

De toute évidence, Jean-Pierre Kesteman devenait le grand spécialiste de l’histoire des Cantons de l’Est. Certes, il enseignait toujours le grand cours de base obligatoire sur l’Histoire de l’Antiquité, mais il mettait aussi désormais au programme, avec l’appui de ses collègues, des séminaires sur les Cantons de l’Est : « Recherches en histoire des Cantons de l’Est » et « Estrie ou Cantons de l’Est : au-delà d’une querelle de mots », pour ne donner que ces exemples.

En même temps, un grand projet se mettait en place. Auparavant, en 1973, toujours sous l’égide de la dynamique Andrée Désilets, s’était formé un Groupe de recherche en histoire régionale, composé de professeurs du département : Andrée Désilets, Jean-Pierre Kesteman, André Lachance, Guy Laperrière et Marc Vallières, qui avait produit en 1975 une Bibliographie d’histoire des Cantons de l’Est. L’ambition de ce groupe était de produire ensuite une grande histoire de la région.

Le projet de l’IQRC

Sur les entrefaites est fondé à Québec l’Institut québécois de recherche sur la culture, qui met sur pied un chantier d’histoires régionales. En 1981 paraît l’Histoire de la Gaspésie; on lance le projet de l’histoire du Saguenay-Lac Saint-Jean; en troisième lieu, c’était le tour des Cantons de l’Est. C’est Jean-Pierre Kesteman, spécialiste du 19e siècle, avec son collègue Peter Southam, spécialiste du 20e, qui acceptèrent de relever le défi.

Et ce fut tout un défi. Il fallait d’abord définir les frontières de la région. Fallait-il inclure la région des Bois-Francs? Celle de Thetford? On répondit oui dans ce dernier cas, non pour le premier. Les historiens de Drummondville montèrent au créneau : le débat rebondit jusqu’à l’Assemblée nationale, envenimé par les retards que prenait la rédaction car, on le verra, Jean-Pierre Kesteman était sollicité par bien d’autres tâches. Sans compter l’armée d’assistants qu’il fallait diriger et les recherches à poursuivre sur ce vaste chantier.

L’intérêt pour le patrimoine

Ne l’oublions pas : notre historien avait aussi une formation poussée et un grand intérêt pour l’histoire de l’art, en particulier de l’architecture. Cela se manifesta d’abord à Sherbrooke, par la préparation d’un Guide historique du Vieux-Sherbrooke, publié en 1985 (il y aura une 2e édition, grandement améliorée, en 2001). Mais aussi par la présentation de conférences, par exemple, en 1980, au Centre culturel : « Le paysage et l’histoire : les Cantons de l’Est dans la peinture canadienne ».

En 1984 est créé un Fonds du patrimoine estrien. Notre homme fera partie du Conseil pendant cinq ans et en sera le vice-président en 1988 et 1989. Un bulletin paraît à partir de 1987 : Patrimoine Estrie. Jean-Pierre y publie deux séries d’articles : « Connaître les styles architecturaux en Estrie », où il présente successivement les styles Queen Anne, Second Empire, à l’Italienne, le néo-gothique pittoresque et quelques autres, et « Hameaux et petits villages de l’Estrie », où se succèdent des portraits de Fitch Bay, Bolton Centre, Way’s Mills, Denison Mills, Island Brook, Stukely-Sud, Huntingville, Kinnear’s Mills, Melbourne, Waterville. On devine le temps qu’il a fallu pour parcourir, photographier et expliquer la richesse du patrimoine de cette douzaine de villages.

Un concours de plaques patrimoniales est organisé, des pressions se font sur les villes pour qu’elles adoptent des politiques du patrimoine. J’en saute, j’en saute, car l’activité culturelle est telle après la soutenance de la thèse de doctorat en 1985 qu’on peut à peine la suivre!

Des commandes sollicitées : les centenaires

En même temps, notre collègue répondait à des commandes. L’UPA lui demande d’écrire son histoire à l’occasion de ses 60 ans. Il s’adjoint un recherchiste, Guy Boisclair, se fait aider aussi du syndicaliste Jean-Marc Kirouac, et cela aboutit, en 1984, à Histoire du syndicalisme agricole au Québec, 1924-1984, au Boréal, qui connaîtra une deuxième édition passablement enrichie en 2004, puisque le récit est prolongé jusqu’à cette date. Un historien au service de sa communauté.

On dirait même que le professeur se cherche du travail. Ayant repéré des centenaires, il présente des projets ,dont certains sont acceptés. En 1984, il est engagé pour écrire l’histoire de Lac-Mégantic. Histoire de Lac-Mégantic paraît l’année suivante : 349 pages. En 1986, c’est à Hydro-Sherbrooke qu’il présente un projet d’histoire pour son centenaire. Deux ans plus tard, marchandise livrée : La ville électrique : un siècle d’électricité à Sherbrooke, 1880-1988, publié aux Éditions Olivier, maison qu’il a créée et qu’il a nommée du nom de son fils dernier-né.

J’en passe, j’en passe : les projets et les recherches fusent de tous côtés. On comprend que l’Histoire des Cantons de l’Est ne progresse guère… D’autant que d’autres articles importants sont livrés : l’article Alexander Tilloch Galt (1817-1893), pour le Dictionnaire biographique du Canada, sur le personnage le plus important de l’histoire des Cantons de l’Est au 19e siècle; l’article « Sherbrooke », dans l’Encyclopédie canadienne (Canadian Encyclopedia, 1re éd. : 1985).

Premier directeur du Département des sciences humaines

En 1986, une grave crise financière secoue l’Université, de ces crises qui reviennent périodiquement mais dont certaines sont plus graves. Celle-ci est assurément une des pires. L’université vient de franchir le cap des 10 000 étudiants. Le nombre d’étudiants augmente, mais pas celui des professeurs. Des postes sont menacés; pire, on envisage de fermer les plus petits départements de la nouvelle Faculté des lettres et sciences humaines (c’était jusqu’en 1986 la Faculté des arts) : anglais et philosophie. La solution sera trouvée dans une fusion de départements : études françaises et études anglaises deviennent Lettres et communications; histoire et philosophie : Département de sciences humaines. Et c’est Jean-Pierre Kesteman qui est élu directeur de ce nouveau département, où il faut gérer la fusion. Que de réunions, que de documents, que d’organigrammes! C’est à donner le tournis.

Heureusement, l’équipe professorale en histoire est maintenant bien soudée. Kesteman y a d’ailleurs depuis longtemps contribué : déjà, à l’automne 1976, il avait organisé pour les familles des collègues une « excursion historique » du côté du Richmond. Je n’ai pas oublié pour ma part le charme de la merveilleuse petite église méthodiste de Trenholm, qu’il nous fit découvrir ce jour-là. Jamais pique-nique ne fut plus joyeux. L’équipe se maintint, telle quelle, tout au long des années 1980 : Jean-Guy Lavallée, Basile Spiridonakis, J. M. de Bujanda, Lucienne Cnockaert, Jean-René Chotard, André Lachance, Jean-Pierre Kesteman, Andrée Désilets, Micheline Dumont, Bernard Chaput, Guy Laperrière, Peter Southam et Gilles Vandal, ce dernier engagement ayant eu lieu en 1978.

Avec le nouveau département, le programme de cours fut bouleversé : on introduisit en première année les cours obligatoires SHU (pour sciences humaines), qui jumelaient histoire et philosophie, avec la popularité qu’on peut deviner…

Pataugeant allègrement dans les réformes de programmes, Kesteman fut bientôt invité à se joindre au vice-rectorat à l’enseignement, à partir de 1989.

Vice-recteur à l’enseignement

Sa grande connaissance des dossiers et des programmes, sa compétence, son style dynamique et flamboyant le font choisir par le nouveau recteur comme vice-recteur à l’enseignement en 1993. Nouveau cycle de compressions : le comité de direction réduit son salaire de 3 %, de généreux programmes de mises à la retraite sont instaurés. Les nouveaux programmes se multiplient; la Faculté de médecine met sur pied sa pédagogie d’apprentissage par problèmes.

Période occupée, donc. Mais la vie n’est pas de tout repos au rectorat. Au début de 1997, une féroce campagne électorale opposant le vice-recteur Caillé au recteur Reid aboutit à la réélection serrée de ce dernier. La situation financière reste difficile. En avril 1998, une crise éclate : trois vice-recteurs (dont Kesteman) et tous les doyens demandent la démission du recteur. Crise majeure, qui sera dénouée le 24 avril, alors que le recteur reçoit un vote de confiance du conseil d’administration et met fin au mandat des vice-recteurs et du secrétaire général récalcitrants.

Ainsi se termine, en queue de poisson, si l’on peut dire, sa carrière administrative. Kesteman est un homme de réflexion. Il a continué à réfléchir sur l’institution que représente l’université. Désormais rattaché à la Faculté d’éducation, il publie, en 2000, aux Éditions du CRP, une série de sept fascicules intitulés Un débat de l’Université : conscience et méthode de la crise.

Il prend sa retraite en 2003, à l’âge de 64 ans, non sans avoir donné encore quelques cours au Département d’histoire. Ce sera également un des professeurs les plus populaires de l’Université du Troisième Âge (UTA).

Il continue à s’intéresser aux enjeux de société, en particulier à l’avenir de l’université. Témoin sa conférence aux professeurs retraités en 2003 : « L’université peut-elle porter le chapeau postmoderne? Du mondial à l’universel, le défi du 21e siècle? »

La publication de l’Histoire des Cantons de l’Est

Tout ce qui précède explique bien que la fameuse Histoire des Cantons de l’Est, patronnée par l’I.Q.R.C., n’avait pu encore voir le jour. Il avait même fallu appeler à la rescousse l’historienne Diane Saint-Pierre, qui aida à mener l’ouvrage à son terme.

Le lancement de cet important ouvrage, le 8 décembre 1998, dut être un baume pour son principal auteur, à la fin de cette dure année 1998. À l’aube de ses 60 ans, paraissait ce maître-livre, fort de ses 829 pages, dont quelque 400 écrites par Kesteman. Deux parties surtout étaient son œuvre : « Des townships à l’accent américain : 1783-1840 » et « Une région à l’âge ferroviaire : 1840-1920 ». Comme toute sa carrière l’y préparait, c’est l’aspect économique surtout qui était mis en relief. S’appuyant sur Stanley Ryerson, Kesteman analysait le développement du système capitaliste canadien. Dans une première phase, l’économie régionale dépendait du pôle symbolique de Boston; dans la deuxième moitié du 19e siècle, c’est Montréal qui devient le pôle de référence, avec le développement des filiales industrielles, ferroviaires ou bancaires. Je me souviens avoir lu, du réputé Cole Harris, un éloge de cet ouvrage, le présentant comme le plus significatif publié dans cette collection de l’histoire des régions du Québec.

L’histoire de la région, tous azimuts

Libre de l’administration, libre de ce gros projet de livre collectif, notre historien peut dès lors s’abandonner à ses deux passions : la recherche historique (et l’écriture), la diffusion de l’histoire (et la parole). Il multiplie les conférences à Stanstead, à Cookshire, à Gould, à Disraeli, à Granby, à Austin, à Weedon, à Compton, et je ne parle évidemment pas de Sherbrooke. Il participe à l’émission « Attendez que je me souvienne », comme à tant d’autres.

Les livres recommencent à paraître, et la cadence ne diminuera pas. Premier de cette nouvelle série : Les Écossais de langue gaélique des Cantons de l’Est : Ross, Oscar Dhu, Morrison et les autres… (2000).

À noter, il a maintenant un nouvel éditeur, les Éditions GGC, du couple Gérald G. Caza et Diane, dont il inaugure la collection « Patrimoine ». Il lui restera fidèle jusqu’à la fin, fier d’être publié par un éditeur sherbrookois. C’est aussi en 1999 que, voyant venir le bicentenaire de la Ville de Sherbrooke, il entreprend d’en écrire l’histoire. Celle-ci se déclinera en quatre tomes, publiés à temps pour l’anniversaire de 2002, Histoire de Sherbrooke :

  • t. 1 : « De l’âge de l’eau à l’ère de la vapeur, 1802-1866 », 2000, 353 p.
  • t. 2 : « De l’âge de la vapeur à l’ère de l’électricité, 1867-1896 », 2001, 280 p.
  • t. 3 : « La ville de l’électricité et du tramway, 1897-1929 », 2002, 292 p.
  • t. 4 : « De la ville ouvrière à la métropole universitaire, 1930-2002 », 2002, 486 p.

Un total de 1411 pages : on voit bien qu’à la fin, notre écrivain dut mettre les bouchées doubles!

Avec son Histoire des Cantons de l’Est, cette Histoire de Sherbrooke constitue assurément sa contribution principale à l’histoire régionale.

Les années 2000

Il est sollicité de tous côtés. Dès qu’il est question d’histoire dans la région, c’est à Jean-Pierre Kesteman qu’on s’adresse. Il est devenu LA référence. La Fédération des Sociétés d’histoire du Québec tient son congrès à Sherbrooke, en 2002, puis en 2012 : il y donne la conférence inaugurale.

En 2004, il se rend à la Polyvalente d’East-Angus pour présenter aux étudiants de secondaire IV et V une conférence sur l’histoire du Haut-Saint-François, à la demande du CLD de l’endroit. De là, on le retrouve au Musée Louis St-Laurent de Compton, pour des conférences sur la Deuxième Guerre mondiale; il se lance même dans une conférence en anglais : « Farming in the township of Compton in the 19th century », à la Société d’histoire de l’endroit, à Eaton Corner, j’imagine.

Et les publications se poursuivent; en 2004, c’est une promenade patrimoniale Tout le long de la rivière Magog : se promener du lac Memphrémagog à la Cité des Rivières, qui laisse pressentir le prochain engagement.

Bataille publique : le parc du mont Orford

En 2006, éclate une crise autour de la préservation du mont Orford. Allait-on permettre la construction de condos au pied de la montagne? C’est la querelle de la privatisation du mont Orford et la création de SOS Orford. Kesteman se jette à fond dans la bataille : toute l’année 2006 y passe. Le 29 mars, il publie un article dans Le Devoir : « Le parc du Mont-Orford : l’aboutissement d’un siècle d’admiration ». Il participe à la soirée bénéficie SOS Parc Orford, organisée par Clémence DesRochers, le 11 avril au théâtre Granada. Il aiguise même sa plume poétique et publie, en référence à Alfred DesRochers et son « À l’ombre de l’Orford », L’Orford à l’ombre : chansons en quête de réponses (2006). Le conflit sera finalement résolu en 2010, à la grande satisfaction des opposants.

Une dernière série de livres

Maintenant à la retraite, notre auteur a plus de temps pour la recherche et l’écriture : c’est quasiment un livre par année qu’il ira porter chez son éditeur G.G.C. :

  • Aborder l’histoire des Cantons de l’Est (2007)
  • Les chars électriques : histoire du tramway à Sherbrooke, 1895-1932 (2007)
  • Les débuts de l’industrie papetière en Estrie (1825-1900) : histoire de l’industrie papetière en Estrie (2009)
  • De Barnston à Coaticook : la naissance d’un village industriel en Estrie, 1792-1867 (2011)
  • Transactions foncières dans les cantons de Barnston et de Barford et à Coaticook (1792-1855)  (2011)
  • La laine de nos moutons : l’industrie lainière traditionnelle en Estrie au 19e siècle (2013)
  • L’industrie lainière artisanale en Estrie, 1800-1940 : un inventaire régional  (2013)

À chaque fois, Gérald Guy Caza organise un lancement dans le nouveau local de la Biblairie GGC, établi depuis 2003 sur la rue King Ouest. C’est l’occasion de belles rencontres entre collègues et amis; c’est aussi l’occasion de s’émerveiller sur les recherches de l’auteur et les ouvrages qui en découlent.

Que peut-on conclure à l’examen de cette dernière série de volumes? Que Jean-Pierre Kesteman est resté fidèle toute sa carrière à ses idéaux. Un souci pédagogique et de vulgarisation d’abord : c’est le sens du petit manuel Aborder l’histoire des Cantons de l’Est. La volonté d’éclairer la vie ouvrière dans son quotidien : en témoigne cette histoire du tramway à Sherbrooke.

Et peut-être surtout, cet attachement au patrimoine industriel, à l’histoire des techniques, à la vie des artisans et des ouvriers, que ce soit par ces analyses si fouillées de l’industrie papetière et de l’industrie lainière, et aussi par l’analyse infiniment minutieuse de Coaticook comme village industriel au 19e siècle. Oui, une trajectoire en ligne droite.

Un côté caché

Loin de moi de dévoiler les côtés cachés de la personnalité de Jean-Pierre. Mais il faut tout de même lever le coin du voile sur une passion secrète : l’écriture de romans. Combien en a-t-il écrits? Je ne saurais le dire. Aucun ne fut publié. Mais il en fit des copies à compte d’auteur et les fit parvenir à ses amis et à d’éventuels lecteurs. D’aucuns les ont beaucoup goûtés, ce qui l’encouragea à poursuivre.

Une personnalité attachante

Seule la maladie l’a forcé à déposer la plume. Elle s’est étendue sur plusieurs années, prenant surtout la forme du cancer, avec des rémissions occasionnelles et beaucoup de complications, du côté des yeux en particulier. Les derniers renoncements ont dû être pénibles. Le décès est survenu le 26 octobre 2016, tout en douceur, après un superbe été.

On ne peut cependant quitter Jean-Pierre Kesteman sans dire un mot de sa personnalité. Le mot qui le décrit le mieux? Je crois que c’est le mot professeur, dans tout ce qu’il a de plus solennel, mais aussi de plus ouvert et de plus serviable. Kesteman s’est mis à la disposition de tout le monde. Un conseil? Une conférence? Une entrevue? Un article? Un service? S’il était libre, la réponse était oui.

La qualité de ses analyses, la rigueur de sa méthode, l’art d’illustrer son propos, de le rendre vivant, et sa langue, écrite ou parlée : qui n’est pas tombé sous son charme en écoutant une de ses conférences? C’était un bijou à chaque fois.

Évidemment, tant de recherches avaient abouti à une compétence et à des connaissances vraiment hors du commun, en particulier sur l’histoire des Cantons de l’Est, qu’il a profondément aimés, parcourus en tous sens. Et il rêvait de transmettre sa passion de l’histoire au plus grand nombre de personnes possible, en particulier à tous ces membres de petites sociétés historiques locales, où sa seule présence réussissait à faire grimper le nombre d’auditeurs.

Il était d’un abord agréable, la distinction même. C’était un militant, aux fortes convictions, mais il savait qu’on attire plus les mouches avec du miel qu’avec du vinaigre. C’était un grand humaniste.

Quelques honneurs

Il ne recherchait pas les honneurs, mais ne les dédaignait pas non plus. Il fut heureux de devenir professeur émérite en 2005. Et tout autant, quand, le 27 septembre 2008, à l’occasion du 400e de Québec, il reçut au Palais Montcalm, des mains de la consule, l’Ordre de la Couronne de Belgique, au grade de commandeur, « en reconnaissance des services rendus durant sa carrière universitaire au Québec ».

Cet honneur venait couronner une vie bien remplie. Ce même sentiment de reconnaissance nous gagne, au moment de terminer cette évocation, et sera sans doute partagé par tous ceux et celles qui l’ont connu. Et qu’on l’ait connu ou non, il nous reste de lui ces monuments que constituent ses publications, monument impérissable érigé à la mémoire de sa patrie d’adoption, ses Cantons de l’Est bien-aimés, et légué aux générations montantes.


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