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Les chemins énigmatiques de la chaleur dans les matériaux quantiques

Amirreza Ataei, premier auteur de la publication en compagnie du Pr Louis Taillefer.

Photo : Michel Caron - UdeS

Et si la chaleur ne se contentait pas de se propager simplement du chaud vers le froid, mais empruntait également un chemin détourné, se courbant sous l’influence de forces magnétiques invisibles? L’équipe de Louis Taillefer à l’Institut quantique de l’Université de Sherbrooke a mis en évidence un tel effet dans des matériaux isolants — un phénomène inattendu qui a pris de court la communauté scientifique. En quête de réponses et doué de la finesse des plus grands joailliers, le groupe a réalisé une expérience astucieuse dont les résultats, récemment publiés dans Nature Physics et diffusés par les réputés Nature news & views, Physics today et phys.org, illuminent maintenant la voie vers une compréhension de ce processus mystérieux.

Pour plonger au cœur de cette énigme, il faut débuter par l’effet Hall thermique. Dans un métal, les électrons bougent à leur guise et peuvent transporter la chaleur à travers le matériau. Si on baigne le métal dans un champ magnétique, les électrons sont déviés de leur chemin par la force de Lorentz (parce qu’ils sont chargés électriquement) et la chaleur s’en trouve pareillement détournée. Dans les isolants cependant, les électrons sont bien fixés à leurs atomes, donc, pas d’effet Hall thermique… n’est-ce pas ? Eh bien, contre toute attente, un signal d’effet Hall thermique a été mesuré dans plusieurs isolants. L’équipe Taillefer a démontré par le passé que les phonons — les quasi-particules élémentaires associées aux vibrations dans les solides — engendrent cet effet. Mais puisque les phonons ne portent, eux, pas de charge, la cause du phénomène demeure obscure. « Pourquoi le champ magnétique a-t-il une emprise sur ces particules neutres ? » résume Louis Taillefer. La question s’est propagée à travers le monde, attirant l’intérêt de physiciens théoriciens dont Steven Kivelson, de l’université Standford, et Subir Sachdev, de l’université Harvard. « Maintenant, quelle piste est-ce qu’on peut suivre pour nous guider vers une explication théorique ? » se demande Taillefer.

Au cœur de l’iridate de strontium

À la recherche d’une explication, l’équipe s’est tournée vers l’iridate de strontium, Sr2IrO4. Les chercheurs ont élaboré une stratégie habile afin de percer les secrets des phonons : en introduisant des impuretés, telles de petites gemmes, dans le réseau du Sr2IrO4 — c’est-à-dire en remplaçant de manière contrôlée certains atomes d’iridium par des atomes de rhodium —, ils ont modifié l’environnement dans lequel les phonons se déplacent. Si l’échantillon ne présente pas de défauts, virtuellement aucun effet Hall thermique n’est observé, alors qu’ajouter des impuretés génère une augmentation spectaculaire de la conductivité thermique Hall. D’autre part, l’introduction d’impuretés de lanthane, qui se substituent aux atomes de strontium hors des plans de magnétisme, induit un effet moindre, suggérant que l’emplacement des impuretés au sein de l’environnement magnétique est déterminant. « Ça confirme la piste selon laquelle les impuretés sont au cœur du mécanisme », conclut Taillefer en référant aux théories proposées par Kivelson et Sachdev selon lesquelles les phonons sont diffusés par les défauts du réseau cristallin.

Le parcours expérimental pour parvenir à un tel résultat est tout sauf simple. Travailler avec des cristaux à l’échelle micrométrique nécessite un niveau de précision et de soin que Louis Taillefer compare à celui d’un bijoutier. « Cette fois, en particulier, les échantillons étaient tellement petits ! Il était très difficile de les manipuler pour faire des mesures fiables, » se souvient Amirreza Ataei, doctorant au sein du groupe et premier auteur de l’article. La tâche délicate de placer à la main six fils d’argent ou d’or, chacun plus mince qu’un cheveu humain, sur un cristal de moins d’un millimètre, illustre à quel point les scientifiques en physique de pointe doivent faire preuve à la fois d’un mélange de connaissances sophistiquées et d’artisanat méticuleux. De plus, les mesures de la conductivité thermique Hall de chacun des dizaines d’échantillons mesurés pour cette étude doivent être effectuées avec une résolution d’un milli-degré, jusqu’à des températures avoisinant le zéro absolu (-273 °C), en présence d’un champ magnétique appliqué 200 000 fois plus puissant que le champ magnétique terrestre !

Les chercheurs sont d’autant plus reconnaissants d’avoir pu collaborer avec Véronique Brouet, du Laboratoire de Physique des Solides à l’université Paris-Saclay, dont l’expertise dans la croissance de cristaux a été cruciale au succès de l’étude. Grâce aux nombreux échantillons de haute qualité dont la teneur en impuretés était précisément contrôlée, Amirreza Ataei a pu étudier systématiquement leur impact sur les conductivités thermiques. « Si nous avions voulu faire pousser ce type d’échantillon ici à Sherbrooke, cela aurait pris des années, » reconnaît Ataei, soulignant l’accélération de la recherche que de telles collaborations internationales peuvent apporter.

« Cette collaboration Sherbrooke-France s’inscrit dans la mission du nouvel IRL Frontières quantiques, un International Research Lab créé par le CNRS français en 2022 pour stimuler la collaboration en sciences quantiques entre l’Université de Sherbrooke et les laboratoires de France », explique Louis Taillefer, directeur de cet IRL.

Les perspectives d’un phénomène encore énigmatique et l’impact des phonons sur les propriétés quantiques

L’équipe est impatiente d’explorer de nouvelles dimensions de ce phénomène, y compris la façon dont l’effet varie selon les directions relatives du champ et du courant et la possibilité d’utiliser la nanofabrication pour travailler avec des échantillons encore plus petits.

Il est important de comprendre le comportement des phonons dans les matériaux, ainsi que leur interaction avec d’autres particules quantiques, comme les électrons et les magnons. Par exemple, les phonons peuvent générer la supraconductivité dans certains métaux en agissant comme un adhésif entre deux électrons qui forment ainsi des paires capables de transmettre l’électricité parfaitement, sans aucune perte d’énergie – propriété magique et révolutionnaire qui permet entre autres l’imagerie par résonance magnétique (IRM).

Les nombreux matériaux quantiques étudiés par le groupe Taillefer à Sherbrooke, comme les iridates de la présente étude, ont des propriétés thermiques, électriques et magnétiques nouvelles et étonnantes, à la frontière du connu, dont certaines pourraient ouvrir la voie à des technologies innovantes du futur.

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