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Le bit topologique : incursion théorique au cœur d’une phase exotique de la matière

Photo : Martin Blache collaborateur - UdeS

L’univers numérique repose sur une composante essentielle, presque invisible, mais omniprésente : le bit, cette minuscule unité d’information qui définit notre ère. Physiquement, cette entité peut être représentée de bien des façons, que ce soit à travers un circuit électrique ou sur un support magnétique, comme c’est le cas dans les disques durs. Dans une récente étude parue dans Physical Review B, les professeurs Ion Garate et David Sénéchal, et leur étudiant à la maîtrise Xinyuan Xu (actuellement doctorant à l’Université d’Utah) proposent un nouveau modèle pour encoder cette unité fondamentale : le bit topologique. S’inspirant du stockage magnétique, leur idée puise dans une phase exotique de la matière, qui ne peut être expliquée qu’à l’aide d’une branche inattendue des mathématiques, la topologie.

Avant toute chose, il faut savoir que pour stocker l’information de façon permanente, les disques durs de nos ordinateurs utilisent l’aimantation — chaque bit est constitué d’une petite zone d’un matériau qui peut être magnétisée dans l’une des deux directions possibles. Ces deux orientations correspondent aux deux états binaires, 0 et 1, la base de l’information numérique.

Dans leur article, les chercheurs présentent une méthode pour coder un bit d’information non par magnétisme, mais de façon analogue via une autre phase de la matière : la phase topologique — un état où les électrons répondent aux règles de la topologie, discipline mathématique qui s’intéresse aux propriétés des formes géométriques qui restent inchangées même lorsqu’on les déforme. C’est ce qu’on appelle les invariants topologiques. Le nombre de perforations dans un solide en est un exemple classique : un beigne et une tasse s’équivalent topologiquement, puisqu’ils ne possèdent qu’une seule perforation. Ces concepts se révèlent essentiels pour expliquer des comportements étranges de la matière, comme les isolants topologiques qui bloquent le courant à l’intérieur tout en le conduisant sans perte en surface, grâce à une structure électronique définie par un invariant topologique. Les phases topologiques sont singulièrement robustes aux défauts, ce qui les rend particulièrement intéressantes pour des applications technologiques.

Il est possible de passer d’un état « normal » à un état « topologique » grâce à des perturbations externes, en appliquant de la pression ou un flux lumineux, par exemple. Ces deux états pourraient donc constituer le 0 et le 1 d’un bit. « Mais dès qu’on arrête la perturbation, le matériau revient à son point initial », précise Ion Garate. Pour générer un analogue du bit magnétique à partir d’une phase topologique, le matériau doit conserver son état topologique après la transition, comme les disques durs gardent leur état de magnétisation une fois le champ magnétique retiré. « L’objectif était donc de concevoir un modèle — le plus simple possible — pour refléter cette idée-là. »

Le modèle unidimensionnel que les deux professeurs ont choisi pour imaginer leur bit se base sur une chaîne de particules parcourue de vibrations. En contrôlant les paramètres des vibrations, les maillons de la chaîne ont tendance à se grouper par paires. Deux possibilités émergent alors : soit toutes les particules sont disposées en paires, soit il y a des exclus à chaque extrémité. «  Ces deux états sont topologiquement différents du point de vue des électrons — il y a une discontinuité entre eux. Ils formeraient donc le 0 et le 1 du bit topologique » explique David Sénéchal. « La question maintenant c’est comment passer de l’un à l’autre. »

Les chercheurs ont démontré théoriquement que certaines perturbations (un champ électrique par exemple) peuvent rendre l’appariement temporairement moins intéressant pour les particules de la chaîne, ce qui laisse les paires se reformer différemment. Ils sont ainsi parvenus à calculer une dynamique où l’on peut induire un changement permanent de topologie entre deux états à partir d’une perturbation transitoire. Ce changement durable d’état est la clé vers d’éventuels matériaux exhibant des propriétés utiles au stockage d’information. Mais au-delà de cette application hypothétique, « il y a beaucoup d’intérêt dans la communauté scientifique pour l’induction de transitions de phase topologique », nous éclaire Ion Garate.

Comme c’est souvent le cas en recherche fondamentale, le passage de la théorie à la pratique n’est pas immédiat. Il est nécessaire de continuer l’exploration avant que le bit topologique ne soit réalisable. Même si une application concrète de ce modèle peut paraître lointaine, le professeur Sénéchal souligne avec humour qu’« il n’y a pas de tort à avoir des idées ! », nous rappelant que bien des avancées naissent d’une théorie audacieuse.

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