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La dérive conspirationniste : Stéphane Bürgi explore le courant idéologique néo-traditionaliste de l'Église catholique

Couverture de l'ouvrage La dérive conspirationniste.
Couverture de l'ouvrage La dérive conspirationniste.

Stéphane Bürgi est docteur en Études du religieux contemporain (CERC) et chargé de cours à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke. Membre associé du SoDRUS, il vient de publier La dérive conspirationniste, aux éditions Novalis.

Votre ouvrage porte sur la dérive conspirationniste des néo-traditionalistes. Que recouvre cette mouvance néo-traditionaliste ? Est-elle propre à l’Église catholique ? 

Il s’agit d’un courant minoritaire par rapport à l’ensemble de la population qui s’identifie au catholicisme, mais qui est très actif et qui dispose de soutiens et de réseaux importants. De façon générale, les milieux néo-traditionalistes sont ceux qui ont manifesté une résistance active au pontificat de François, perçu comme un danger pour l’orthodoxie catholique. On y retrouve des prélats ayant assumé de hautes fonctions dans l’Église, par exemple Mgr Carlo Maria Vigano qui fut nonce apostolique à Washington ou encore le cardinal Gerhard Müller, ancien préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Les médias qui diffusent leurs idées ont un auditoire de plusieurs millions de personnes. On peut penser à la chaîne EWTN aux États-Unis, au site Lifesitenews basé au Canada ou encore au blog LeSalonBeige en France. 

En quoi la pensée conspirationniste rencontre-t-elle les intérêts des néo-traditionnalistes ? 

S’il ne faut pas assimiler systématiquement le néo-traditionalisme au conspirationnisme, on a toutefois pu remarquer que dans le contexte pandémique, les milieux néo-traditionalistes ont été particulièrement prompts à adopter une vision conspirationniste des évènements. L’exemple avec lequel j’introduis mon livre est celui de la lettre du 7 mai 2020, signée par plusieurs prélats et leaders d’opinion catholiques. Le ton est dramatique : « Ne permettons pas que des siècles de civilisation chrétienne soient anéantis sous le prétexte d’un virus en laissant s’établir une tyrannie technologique haineuse … ». Surtout, la lettre montre l’arrimage entre les deux modes de pensée. Le néo-traditionalisme est en effet un imaginaire religieux dichotomique, structuré autour d’une opposition considérée comme irréductible entre le christianisme et les valeurs du monde moderne. Il en découle une mentalité de citadelle assiégée qui est propice à l’adhésion au conspirationnisme, surtout lorsque des mesures édictées par des gouvernements laïcs viennent interrompre le culte!

Dans vos recherches, avez-vous constaté des rapprochements entre des néo-traditionnalistes issus de l’Église catholique et d’autres groupes de la société, religieux ou pas, autour de ces pensées conspirationnistes ? 

Le cas américain, s’il n’est pas unique, est emblématique du recoupement qui peut exister entre différentes tendances ultraconservatrices, qu’elles soient politiques ou religieuses. Il y a un « œcuménisme de droite » entre catholiques et évangéliques sur la question du droit à l’avortement par exemple. Le conspirationnisme apparait dans ce contexte comme un élément rhétorique qui permet de diaboliser des adversaires politiques qu’on associe au « mondialisme », à l’« état profond », à l’ « église profonde » ou aux élites « pédo-satanistes ». Le phénomène n’est pas nouveau, mais a acquis une intensité particulière durant la crise sanitaire. Ce qui est nouveau, dans le cas du catholicisme, est que le conspirationnisme anti-mesures s’est accompagné d’une contestation de plus en plus décomplexée non seulement du pontificat de François, mais aussi du concile Vatican II. Récemment, un évêque conspirationniste très en vue dans les milieux néo-traditionalistes, Mgr Athanasius Schneider, a publié son propre catéchisme, dans lequel il conteste la notion de dignité humaine ainsi que la liberté religieuse.

Comment cet ouvrage s’inscrit-il, plus largement, dans votre trajectoire de recherche ? 

Mes travaux sur le conspirationnisme s’inscrivent dans une réflexion plus large sur le rapport entre le catholicisme et la démocratie libérale. L’arrimage entre l’identité croyante et la citoyenneté moderne fut un défi pour l’Église catholique. Des efforts ont toutefois été faits pour surmonter cette tension et des courants théologiques ont permis de penser la proposition chrétienne dans la sphère publique en dehors d’un contexte traditionnel de Chrétienté. On oublie souvent que l’ordre libéralo-démocratique de l’Après-Guerre fut en partie construit sous l’influence de ces courants. Il est paradoxal de constater aujourd’hui que c’est parfois au nom de la « démocratie chrétienne » (dixit Victor Orban) que cet ordre est contesté. Chose certaine, cette récupération de l’identité religieuse montre que le rapport entre théologie et philosophie politique n’appartient pas uniquement au passé. La dérive conspirationniste des courants nostalgiques de l’ « ordre chrétien » invite plutôt à poursuivre la réflexion sur les contours du débat citoyen dans un contexte pluraliste.