TÊTES CHERCHEUSES

Une chercheuse veille sur votre sommeil

par Bruno Levesque

Quand la nuit vient, que tout le monde dort paisiblement, Dominique Lorrain, professeure au Département de psychologie et chercheuse au Centre de recherche en gérontologie et gériatrie de l'Hôpital d'Youville, veille au grain. Après les bonnes fées et les anges gardiens, c'est elle qui à son tour, vient surveiller votre sommeil.

À l'aide d'électrodes placées sur le crâne, sur les yeux et sur le menton de collaboratrices et collaborateurs bénévoles qui viennent passer la nuit dans son laboratoire, elle mesure leur activité cérébrale, les mouvements de leurs yeux et la tension musculaire de leur menton tout au long de la nuit. Ces électrodes sont reliées à un ordinateur qui enregistre la moindre activité, le moindre mouvement.

Le but de ces recherches? Mieux comprendre le sommeil des personnes âgées et, objectif ultime, trouver un moyen de diagnostiquer la maladie d'Alzheimer de façon précoce. <<Nos recherches ne font que commencer et nous n'en sommes qu'à l'étape des hypothèses>>, s'empresse de préciser Dominique Lorrain, fort consciente de l'espoir que de tels propos pourraient faire naître.

De séduisantes hypothèses

Quelques faits liant la mémoire, une phase du sommeil appelée sommeil paradoxal et la maladie d'Alzheimer ont mis la puce à l'oreille de Dominique Lorrain. Par exemple, il est connu que les périodes de sommeil paradoxal augmentent chez une personne en situation d'apprentissage intense, par exemple chez un étudiant en période d'examens. Autres faits troublants, la période précédant l'arrivée du sommeil paradoxal est plus longue chez les personnes souffrant de la maladie d'Alzheimer que chez les autres et l'acétylcholine, un neurotransmetteur chimique que les spécialistes ont depuis longtemps associé à la mémoire, est aussi responsable du déclenchement des périodes de sommeil paradoxal. Enfin, la baisse d'activité cérébrale associée à la maladie d'Alzheimer, quasi imperceptible quand le patient est éveillé, est deux fois plus visible lors du sommeil paradoxal.

Pour sa recherche, Dominique Lorrain a formé deux échantillons de sujets : l'un composé de personnes atteintes de démence de type Alzheimer et un groupe de contrôle composé de personnes âgées en bonne santé. La psychologue compte ainsi comparer les performances cognitives et mnésiques des personnes âgées à l'intérieur d'un cycle de 24 heures. Comment évoluent les performances de chacun des groupes? Quelle différence peut-on remarquer entre les deux? Répondre à ces questions pourrait ouvrir toutes grandes les portes à un diagnostic précoce de la maladie d'Alzheimer. Et Dominique Lorrain s'est donné pour but d'y arriver.

Comment naît un projet de recherche

Pour ses travaux sur la maladie d'Alzheimer, Dominique Lorrain a dû exclure toutes les personnes en santé présentant des troubles du sommeil. <<Mais il arrive assez souvent que les personnes âgées ont certains troubles du sommeil, explique la chercheuse. J'ai donc pu former quelques sous-groupes de gens affectés par le même problème.>>

C'est ainsi qu'est né un projet de recherche parallèle, projet qui a pour objectif d'étudier certains troubles du sommeil fréquents chez les personnes âgées. Dominique Lorrain donne un exemple : <<L'architecture du sommeil des personnes âgées est modifiée. Il y a une diminution très importante du sommeil profond, type de sommeil pendant lequel s'effectue la récupération physique. Personne ne connaît la cause de ce changement, alors nous l'étudions.>>

La chercheuse et son équipe étudient aussi le phénomène de fragmentation du sommeil qui fait que beaucoup de personnes âgées ont des nuits parsemées de courtes périodes de réveil. Elle se penche aussi sur certains troubles du sommeil qui apparaissent ou qui augmentent beaucoup avec le vieillissement et qui empêchent d'atteindre le sommeil profond : mouvements périodiques des jambes ou arrêts de respiration pendant plusieurs secondes. Tous ces projets, toutes ces études entraîneront sans aucun doute de longues heures de travail et des nuits de sommeil souvent trop courtes pour Dominique Lorrain et son équipe.

Yuki Shiose retourne à la petite école

par Bruno Levesque

Pour Yuki Shiose, docteure en anthropologie, professeure et chercheuse à la Faculté de théologie, la lecture des grands théoriciens, la réflexion et l'écriture ne suffisent pas à appréhender le monde. Aussi a-t-elle décidé de retourner à l'école. Depuis quelque temps déjà, elle visite régulièrement des écoles primaires montréalaises, québécoises et même japonaises. Elle s'assied avec les enfants, parle avec eux, fait les exercices proposés par la maîtresse d'école dans le but de mieux comprendre le monde et, surtout, d'expliquer comment nos perceptions de ce qu'il est se construisent en nous.

À la naissance, les bébés ne savent pas s'ils sont japonais, turques, népalais ou québécois. De nombreux chercheurs et chercheuses tentent depuis longtemps de comprendre comment se crée ce sentiment d'appartenance à une culture et à une nation, comment un jeune enfant en vient à se reconnaître comme faisant partie de cette culture et d'aucune autre. Pourtant, ce phénomène de construction de l'identité culturelle et nationale demeure assez mystérieux. Pour mieux le comprendre, Yuki Shiose travaille actuellement à une étude comparative entre le Japon et le Québec sur la construction de l'identité culturelle. Pour ce faire, elle visitera des jeunes de 9 à 12 ans dans leur classe à Montréal, Québec et Tokyo.

Pourquoi l'école?

<<L'école est le lieu où les enfants apprennent à lire, à écrire et à compter, bien sûr, mais ils y apprennent aussi à devenir un membre à part entière de la société>>, explique Yuki Shiose. À l'école, les enfants s'initient aux règles du jeu social à travers certains rites animés par l'enseignante ou l'enseignant. C'est là que se déroule une bonne partie du processus par lequel les enfants deviennent des citoyennes et des citoyens. De fait, l'école constitue le lieu où la vision qu'a le gouvernement du monde entre en contact avec la vision personnelle des enfants. De plus, de nombreuses études démontrent que c'est entre 9 et 12 ans que les enfants sont les plus sensibles à la figure d'autorité dans le processus de socialisation nationale et culturelle, d'où le double intérêt pour la chercheuse d'être à l'école avec des enfants de cet âge.

L'oeil non attentif ne remarque plus ces petits détails, mais l'école est un lieu fort riche en habitudes, en règles et en coutumes. L'expérience de recherches antérieures a permis à Yuki Shiose d'adopter une méthode qui lui permet de bien observer ces détails très révélateurs tout en réduisant au minimum l'impact de sa présence en classe. En participant quotidiennement à l'ensemble des activités de la classe, en établissant dès le départ un contact chaleureux avec l'enseignante ou l'enseignant, la chercheuse fait en sorte que les hôtes s'habituent rapidement à sa présence. Elle peut ainsi voir les comportements et les rites se manifester presque comme si elle était absente.

Et pourquoi le Japon?

Yuki Shiose observe la jeunesse québécoise depuis quelques années déjà. Pour poursuivre ses recherches, mieux distinguer ce qui était propre aux enfants québécois et ce qu'ils partageaient avec d'autres cultures, il lui fallait un groupe de comparaison. Fort différente à certains points de vue, mais néanmoins semblable à d'autres, notamment en ce qui concerne la relative modernité et l'importance accordée à l'école, la société japonaise était toute indiquée.

Avec cette étude comparative, Yuki Shiose poursuit plusieurs objectifs. Elle veut d'abord identifier les processus de socialisation culturelle et nationale et révéler comment le gouvernement de ces deux sociétés construisent leurs politiques culturelles, comment celle-ci est appliquée à l'école et comment les enseignantes et enseignants se l'approprient.

Elle compte aussi créer un réseau de recherche anthropologique québéco-japonais. Avec la passion pour la recherche et pour les jeunes qui semble animer l'anthropologue, ne vous surprenez pas si, d'ici peu, vous rencontrez un groupe d'anthropologues japonais venus étudier les processus de socialisation culturelle des Québécoises et Québécois.

Esteban Chornet

Pour saisir la complexité du monde

par Bruno Levesque

Esteban Chornet est ingénieur, comme en font foi son baccalauréat et son doctorat en génie chimique. Il est aussi un pédagogue apprécié et un chercheur de réputation internationale. Il est en même temps entrepreneur, à ses heures, puisqu'il est à l'origine de la création de Kemestrie inc. en 1992. Il est aussi parfois conseiller en emploi : <<Je me charge de diriger les étudiantes et étudiants qui font leur maîtrise ou leur doctorat avec moi vers les endroits où ils sont susceptibles d'être embauchés, explique Esteban Chornet. En général, ils se trouvent un emploi.>>

Enfin, ou plutôt bien avant cela, le professeur au Département de génie chimique est diplômé de deux écoles de beaux-arts. Cette formation initiale est sans doute à l'origine des multiples chapeaux que porte le professeur-chercheur.

<<Le futur n'est plus ce qu'il était, lance Esteban Chornet, parodiant le poète français Paul Valéry. Le monde devient de plus en plus complexe et les sociétés qui progresseront sont celles qui seront capables de comprendre cette complexité et de la simplifier>> Aux dires de l'ingénieur chimiste, le défi du XXIe siècle sera de réussir à comprendre le monde dans toutes ses facettes. Il croit que seule une approche multidisciplinaire et systémique permettra d'atteindre ce but. <<Malheureusement, constate-t-il, on demande encore aux jeunes de se spécialiser dans une discipline dès leurs études collégiales.>>

Selon le chercheur, confiner ainsi les jeunes à une seule discipline constitue une grave erreur. Les entreprises d'aujourd'hui ne cherchent pas uniquement des spécialistes possédant des connaissances très pointues, mais veulent aussi recruter des personnes possédant une formation multidisciplinaire. <<Ce que les entreprises recherchent souvent, dit-il, c'est quelqu'un qui peut s'adapter, qui arrive rapidement à fonctionner dans des environnements et des contextes variés.>>

La genèse d'une approche systémique

En 1993, Esteban Chornet a été invité par son ancien partenaire de recherche, Ralph Overend, à séjourner quelque temps au National Renewable Energy laboratory de Golden, au Colorado. Il y a donc poursuivi ses recherches de 1993 à 1995. C'est à cette époque que la question de l'inclusion des sciences humaines et sociales dans la prise de décision à saveur essentiellement technologique et politique a commencé à l'intéresser. Cette réflexion devait conduire au projet Stratégie d'optimisation d'écosystèmes régionaux (STOPER), dont l'idée de base a été justement de faciliter l'intégration de l'apport des sciences humaines dans ce type de prise de décision.

De retour à Sherbrooke, Esteban Chornet parle de son idée à trois collègues : Louis Racine, professeur d'éthique, Colette Ansseau, du Département de biologie, et Philippe de Wals, du Département de santé communautaire. Ensemble, les quatre professeurs se mettent à la recherche des fonds nécessaires à la mise au point d'un tel modèle d'intégration des sciences sociales et humaines dans le processus de prise de décision. <<STOPER est né parce qu'il y avait des fonds disponibles dans le domaine de l'environnement, rappelle le chercheur. C'était l'époque du Plan vert en environnement du Canada. Pour nous, l'environnement était un domaine tout indiqué, puisqu'il relevait à la fois du génie, de la physique, de la biologie et de la géographie.>>

Au départ, plus de 20 personnes provenant de six facultés étaient associées au projet STOPER. Largement financé, le projet visait à mettre au point un modèle de prise de décision dans le domaine environnemental. Multidisciplinaire dans sa nature et systémique dans sa vision, ce modèle devait intégrer les interventions strictement scientifiques des spécialistes et celles, plus subjectives, de la population. Une partie des travaux s'est déroulée en laboratoire entre spécialistes d'une discipline, mais une autre partie a dû se faire en collaboration, dans des salles de réunion. <<Nous avons développé un modèle pour réaliser la consultation, un deuxième pour procéder à l'analyse et un dernier pour réaliser la synthèse, résume Esteban Chornet. Après coup, nous avons appliqué notre stratégie sur des cas concrets.>> La formule STOPER a été expérimentée avec succès, notamment à Sherbrooke et Lac-Mégantic.

La stratégie à la base de STOPER est d'inviter un groupe de citoyennes et citoyens à prendre part aux discussions sur un problème donné. Ces gens sont mis en contact avec des spécialistes de la question qui les informent progressivement des données techniques et scientifiques pertinentes. Les citoyens développent ainsi une bonne connaissance du sujet, des options possibles et des consensus à faire pour qu'une décision soit prise. Ces éléments de consensus sont ensuite acheminés aux décideurs. <<C'est surprenant jusqu'à quel point ça marche>>, conclut le directeur de STOPER.

Un chercheur de réputation internationale

Les nombreuses et diverses activités qu'il mène n'empêchent pas Esteban Chornet de se livrer à des activités de recherche plus traditionnelles. La qualité de ses travaux, qui consistent en général à utiliser des résidus pour générer de nouvelles richesses, est d'ailleurs reconnue au Canada, où il reçoit de nombreuses subventions de recherche.

Mais la réputation d'Esteban Chornet dépasse les frontières canadiennes. Quelques mois après son recrutement par le Département de génie chimique, en 1990, Michèle Heitz, professeure d'origine française, expliquait ainsi sa venue à Sherbrooke : <<Je connaissais déjà les travaux d'Esteban Chornet et de son équipe. Ils ont développé une grande expérience dans le domaine de la valorisation de la biomasse et leurs travaux sont bien connus en Europe.>>

Voici quelques exemples des travaux menés par l'ingénieur chimiste. Il y a quelques années, en association avec Alcan, le groupe d'Esteban Chornet a travaillé à la valorisation des produits organiques présents dans les résidus laissés par la transformation de l'aluminium. Il a aussi mis au point une méthode pour isoler la chitine et son dérivé, le chitosane, à partir de carapaces de crustacés. Cette substance est utilisée dans la fabrication de médicaments, de peau artificielle ou de fil de suture. Plus récemment, l'équipe de recherche a développé une méthode naturelle pour extraire le maltol des petites branches de conifère laissées sur place par l'industrie forestière. Cette substance a de nombreuses utilités dans le domaine pharmaceutique.

Esteban Chornet et son groupe travaillent actuellement à d'autres projets. Ayant changé leur optique depuis quelques années, les chercheurs ciblent maintenant des produits finis susceptibles d'être rentables et, dans un second temps, se mettent à la recherche de résidus d'où ils pourraient extraire ces produits. Ils refusent cependant de révéler sur quels produits ils concentrent leurs efforts actuellement, préférant terminer leurs recherches et faire breveter leurs inventions avant de les divulguer.