TÊTE-À-TÊTE

Titulaire d'un baccalauréat et d'une maîtrise en théologie de l'Université de Sherbrooke, Normand Maurice enseigne au secondaire depuis le début des années 1970. Conscient autant de la fragilité de l'environnement que des problèmes de décrochage au secondaire, il a trouvé un moyen de récupérer du même coup des jeunes et de la vieille peinture.

Jeunes décrocheurs et vieille peinture

LE CFER fait d'une pierre deux coups

par Marie-Josée Renaud

Homme volubile aux idées bien arrêtées, Normand Maurice a le sens de la formule : <<Un jeune laissé à lui-même est aussi néfaste pour la société qu'un pot de peinture non recyclé l'est pour l'environnement>>, répète-t-il à qui veut l'entendre.

<<Pour bâtir une société équilibrée, affirme-t-il à un autre moment, il faut la contribution de tout le monde. Malheureusement, lorsque certaines personnes ont des problèmes, on préfère les mettre sur l'assistance sociale pour qu'elles ne dérangent pas trop.>>

Des propos semblables, prononcés avec assurance et conviction, ont le don d'attirer l'attention. Peut-être parce qu'on l'entend rarement, du moins dans les médias, un tel discours fait réfléchir et peut même devenir inquiétant. <<Les jeunes décrocheurs peuvent devenir dangereux pour la société, se dit-on. Il faut faire quelque chose!>>

Normand Maurice, lui aussi, a cru qu'il fallait faire quelque chose. Les chiffres qu'il entend dès ses débuts comme professeur de morale à la polyvalente Le Boisé de Victoriaville l'inquiètent grandement. Dans son école, le taux de décrochage est de 57 p. 100, c'est-à-dire que plus d'un élève sur deux abandonne ses études avant d'avoir obtenu son diplôme de secondaire. En morale, matière qu'enseigne Normand Maurice, c'est pire encore : le taux d'abandon atteint parfois les 90 p. 100. Et ce n'est guère plus reluisant en français ou en mathématiques!

Tout a commencé par des ateliers

<<Quelques collègues et moi, nous nous sommes rendu compte que certains élèves qui n'arrivaient pas à fonctionner dans nos classes réussissaient par contre très bien en atelier de réparation d'automobiles, de construction ou de fabrication de meubles>>, raconte Normand Maurice. Ils mettent donc sur pied des ateliers de culture où les jeunes font à la fois des mathématiques, du français, de la morale, de la géographie, etc. Ces ateliers ont un succès immédiat : 86 p. 100 des élèves qui s'y inscrivent réussissent. <<Ces ateliers répondaient aux besoins d'une grande partie de nos élèves, explique Normand Maurice. Ceux-ci pouvaient vérifier immédiatement s'ils avaient compris ce qu'on leur avait expliqué et ils pouvaient tout de suite l'appliquer concrètement.>>

Devant le succès obtenu par leurs ateliers, Normand Maurice et ses collègues décident d'élargir leur champ d'action et créent le Centre de formation en récupération (CFER) de Victoriaville, une école-usine où les jeunes décrocheurs apprennent tout en récupérant de la vieille peinture.

Pour faire fonctionner l'école-usine, Normand Maurice avait besoin de nombreux appuis. Il fallait d'abord inciter les gens à changer leurs habitudes de vie, ce qui n'est jamais facile. Normand Maurice leur présentait maintenant la vieille peinture non pas comme un déchet, mais bien comme une ressource secondaire. <<On devait persuader les citoyens d'investir dans l'exploitation du rebut au lieu de l'éliminer, se souvient Normand Maurice. Il fallait aussi inciter les industries à faire de la recherche sur la récupération de déchets, ce qu'elles n'étaient pas prêtes à faire au départ. Enfin, la démarche politique était essentielle. Pour convaincre les municipalités de participer à la gestion des traitements de rebuts, on devait leur faire comprendre que l'élimination prive l'humain d'une grande quantité de ressources et qu'elle est toxique pour l'environnement.>>

Les responsables de l'école-usine de Victoriaville ont trimé dur pour se faire connaître dans ce nouveau milieu qu'est la récupération, mais leurs démarches ont porté fruit. Le CFER compte actuellement plusieurs partenariats avec Cascades, Hydro-Québec, Rona et Union-vie. Bientôt, partout au Québec, les gens pourront aller déposer leurs rebuts de peinture chez certains détaillants qui les achemineront au CFER. <<C'est bien de voir qu'une entreprise fait son devoir comme corporation, mais également qu'elle aide les jeunes en insertion sociale>>, souligne le diplômé en théologie.

Qui va au CFER?

La clientèle de l'école-usine est composée de jeunes entre 16 et 19 ans qui ont accumulé trois ans de retard dans leurs études. <<Au lieu de rejeter ces jeunes, comme le fait trop souvent notre société, nous leur disons que nous avons besoin d'eux, souligne Normand Maurice. Il n'y a pas de démocratie durable, si elle ne requiert pas la contribution de chacun, si humble soit-elle.>>

Le programme de formation du CFER dure deux ans. La première année se déroule en classe. Les jeunes apprennent à devenir des citoyens autonomes et à connaître leurs limites. Ils font du français, de la géographie et de l'histoire, mais toujours à partir d'un seul et unique outil : le journal. Ils sont donc au courant de l'actualité et sont capables de se faire une idée du monde dans lequel ils vivent.

Avant d'entreprendre leur deuxième année, où 60 p. 100 du temps est passé dans l'usine, ils doivent apprendre à exécuter un travail soigneux. <<Pour des jeunes en insertion sociale, ce n'est pas toujours facile d'arriver aux cours à l'heure, de bien classer des feuilles dans un cartable, d'avoir un pupitre rangé et de placer sa chaise lorsqu'on quitte la classe, signale Normand Maurice. Mais ils doivent à tout prix apprendre à être disciplinés, car lorsqu'ils travailleront dans l'usine à des tâches comme le tri de papier, le recyclage de rebuts de peinture ou l'assemblage de corbeilles sélectives, tout devra être fait de façon impeccable.>>

Même en recevant une formation dans cette école-usine, les jeunes sont au courant qu'ils n'auront pas de diplôme. Par contre, ils font leur apprentissage dans des conditions de travail auxquelles peu de gens ont accès. Et, selon Normand Maurice, il est possible, en 1997, de gagner sa vie, même sans diplôme. <<Le CFER a établi sa réputation depuis longtemps, explique-t-il. Les employeurs savent que les élèves reçoivent une bonne formation ici et qu'ils sont capables d'effectuer un travail et de se soumettre aux règles d'une entreprise.>>

Lorsque leur formation est terminée, huit jeunes sur dix se trouvent un emploi. Normand Maurice affirme qu'ils savent très bien qu'ils peuvent le perdre à tout moment, étant donné la précarité de l'emploi, mais ils ont appris au CFER à être des citoyens autonomes. Le cas échéant, ils auront en main les outils qu'il faut pour s'en trouver un autre.

Une idée qui fait des petits

Le CFER reçoit une cinquantaine de jeunes par année. Il engage cinq professeurs et environ cinq employés d'usine permanents. En plus, une deuxième clientèle fréquente le Centre. Moins nombreuse, mais tout aussi importante, elle est composée d'assistés sociaux. Ils viennent travailler à l'usine et suivre une formation. Deux ans après sa sortie du CFER, la moitié de cette clientèle n'est pas retournée sur l'assistance sociale.

Avec de tels taux de réussite, le CFER ne pouvait qu'attirer l'attention. Depuis sa création, huit autres écoles-usines ont vu le jour aux quatre coins du Québec. De plus, cinq nouveaux CFER vont ouvrir bientôt. Il fallait quelqu'un pour penser à une telle idée de récupération de jeunes décrocheurs et de rebuts! Par sa vision de la vie, Normand Maurice a su mettre sur pied une industrie qui apporte un grand bien à notre société... et à l'environnement.