L'agressivité au féminin

Les filles peuvent-elles se montrer aussi agressives que les garçons? Oui, mais alors que les garçons préfèrent utiliser leurs poings, les filles préconisent une agressivité dite relationnelle. Pierrette Verlaan, professeure au Département d'éducation spécialisée de l'Université de Sherbrooke, tente de démontrer de quelle façon cette agressivité influence le développement des fillettes.

Par Élise Giguère

Durant les années 80, Pierrette Verlaan travaillait comme éducatrice dans un centre pour jeunes filles en difficulté. " J'ai constaté que ces filles étaient dépressives et anxieuses, raconte-t-elle. Elles vivaient de gros problèmes, mais comme elles n'avaient jamais dérangé la société ni jamais battu personne, on les avait négligées. "

Pour mener une intervention adéquate, l'éducatrice consultait des études sur les troubles de comportement. Cependant, elle restait toujours sur sa faim. " Il n'y avait rien sur les filles! ", affirme-t-elle. Pour trouver réponse à ses questions, elle a entrepris des études universitaires, études qui l'ont menée jusqu'au post-doctorat.

Depuis 1994, la chercheuse effectue une étude sur un groupe de 400 élèves, garçons et filles, de la ville de Saint-Jean-sur-Richelieu. Sa recherche étudie l'évolution des conduites agressives en fonction du sexe de l'enfant. Elle évalue également l'influence de ces conduites sur le développement de l'enfant.  Les études de Pierrette Verlaan démontrent entre autres que les comportements agressifs des filles ne correspondent pas à la définition usuelle de l'agressivité.

Douce agressivité

Les filles sont expertes dans les relations interpersonnelles. Elles établissent des amitiés très intimes et elles évoluent surtout en petits groupes. Contrairement aux garçons, elles n'ont pas de modèle d'agressivité. " Les garçons peuvent se tirailler et se battre. On leur permet d'exprimer leur agressivité ", affirme Pierrette Verlaan. Chez les filles, on désapprouve l'agressivité. Il suffit de penser à la mère d'Aurore l'enfant martyr. On trouvait ça vraiment affreux de voir une femme agressive. "

Donc, l'agressivité physique ne se conjugue pas au féminin dans notre société. Pourtant, les femmes vivent autant la colère que les hommes. Dans une étude célèbre, on avait demandé à des individus de donner des chocs électriques à une personne qui ne pouvait les voir. (Évidemment, ils administraient sans le savoir de faux chocs à un comédien!) Or les femmes se sont montrées aussi tortionnaires que les hommes. Mais comment les femmes expriment-elles leur agressivité dans la vie de tous les jours? En utilisant leur point fort : les relations.

L'agressivité relationnelle consiste à causer du tort à quelqu'un en attaquant ses relations interpersonnelles. Partir des ragots, raconter les secrets des autres, ridiculiser ou exclure une personne de son groupe d'amis constituent autant de manifestations de cette forme d'agressivité. Et celle-ci n'est pas seulement l'apanage des filles! Les petits garçons la pratiquent aussi, mais de façon beaucoup moins marquée que les filles. La proportion de garçons agressifs relationnellement équivaut environ à la proportion de filles agressives physiquement. " Pour une fille, être exclue d'un groupe, c'est bien pire que de recevoir une jambette! ", de dire la chercheuse.

L'agressivité des enfants est mesurée à l'aide d'une évaluation par les pairs. La chercheuse remet un questionnaire aux enfants sur lequel est indiqué le nom de chaque élève de la classe. Les enfants jugent donc leurs compagnons d'après différents critères. (Par exemple, est-ce que cet ami-là parle dans le dos des autres? Est-ce que celui-ci se bat souvent…) Grâce à leurs réponses, elle arrive à cerner les enfants agressifs physiquement ou relationnellement.

De l'agressivité à la délinquance

Selon les résultats préliminaires de l'étude de Pierrette Verlaan, amorcée en 1994, l'agressivité relationnelle semble constituer un facteur de développement de la délinquance à l'adolescence. " Certaines des filles qui faisaient de l'agressivité relationnelle à dix ou onze ans commencent aujourd'hui, vers l'âge de quatorze ans, à démontrer des signes de délinquance mineure. Elles ne respectent pas les heures de rentrée, elles ne réussissent pas bien à l'école, elles s'opposent à l'autorité de leurs parents ", affirme la chercheure.

Cependant, la chercheuse hésite à se prononcer sur ces résultats partiels. Elle étudie un domaine quasi inconnu! Beaucoup d'études ont déjà été menées sur l'agressivité physique, mais comme peu de filles sont turbulentes, elles ne faisaient pas l'objet de ces études. On sait que les garçons démontrant des signes d'agressivité physique présentent plus de risques de sombrer dans la criminalité à l'âge adulte. Quels sont les risques pour les enfants qui s'attaquent aux relations des autres? " Pour l'instant, les filles pratiquant l'agressivité relationnelle semblent se diriger vers la délinquance à l'adolescence. Ce sera très intéressant de voir encore comment va se dessiner leur profil à l'âge adulte. "

Par ailleurs, la famille joue un rôle important dans le développement de l'agressivité physique. Comme le dit la chercheuse : " Dans certaines familles, l'enfant voit qu'on règle les problèmes en criant et en se battant. Comme les enfants apprennent par modelage, ils reproduisent ces comportements. "

Dans le cas de l'agressivité relationnelle, les chercheurs ne savent pas encore si la famille constitue un lieu d'apprentissage. Pour son étude à Saint-Jean-sur-Richelieu, Pierrette Verlaan interroge les parents sur leur relation de couple, leur relation avec leur enfant, leurs antécédents de délinquance et sur leur situation socioéconomique. En fait, elle utilise les mêmes modèles théoriques que ses collègues qui travaillent sur les troubles de comportement liés à l'agressivité physique. " On essaie de voir si les modèles théoriques vont fonctionner pour l'agressivité relationnelle. Il faudra peut-être inventer de nouveaux questionnaires pour comprendre comment se règlent les conflits dans les familles où les enfants préconisent ce type d'agressivité. "

Chercher pour intervenir

Selon Pierrette Verlaan : " Si on réussit à prouver que l'agressivité relationnelle constitue un facteur de risque pour le développement d'une certaine forme de délinquance et problèmes d'adaptation ultérieurs, on pourra effectuer une intervention appropriée aussitôt que le problème d'agressivité sera détecté. "

Malgré son statut de chercheuse universitaire, Pierrette Verlaan trouve l'intervention primordiale dans son domaine. Elle n'a pas oublié l'époque où elle-même jouait le rôle d'intervenante. En plus de son étude sur l'agressivité relationnelle, la professeure travaille en collaboration avec le Groupe de recherche sur les inadaptations de l'enfance (GRISE). Son expertise l'amène également à œuvrer pour le centre de recherche Fernand-Séguin. Toutes ses recherches répondront peut-être enfin à ses questions et à celles des intervenants qu'elle forme maintenant.