Et si, gentiment...
Catherine Ego
Elle se tient toute droite et regarde l’objectif. Son visage a conservé les rondeurs de l’enfance. Elle doit paraître enjouée, mais sérieuse, avenante et responsable. C’est Monsieur Jacques qui l’a dit. Ses parents étaient d’accord. Des filles, ils en ont trop. Celle-là est jolie : autant la marier.
Monsieur Jacques est un spécialiste. Du Bas-du-Fleuve en Abitibi, de la Beauce au Lac-Saint-Jean, il organise des épousailles respectables entre jeunes filles sans le sou et messieurs fortunés. Il rassure les parents, qu’ils soient âpres au gain ou souhaitent vraiment le bonheur de leurs petites. Il flatte les veufs rongés d’ennui, les célibataires pétrifiés de timidité, les notables trop imbus d’eux-mêmes pour s’abaisser à vouloir plaire. Tout le monde y trouve son compte. Évidemment, ces messieurs veulent des garanties! Ils exigent des photographies, maintenant. Les portraits au pinceau pouvaient arrondir une bouche, affiner une taille.
Embellir un peu… La photographie ne pardonne pas. On en fait même en couleur. Monsieur Jacques en a vu. Elles sont modernes, mais aussi plus coûteuses, et pardonnent encore moins. Il faisait froid, le jour de sa première visite. Froid dehors, froid dedans. Enragées et dociles, les flammes de l’âtre se couchaient sous les assauts du vent se ruant par la cheminée. Dans sa robe qui n’était pas faite pour l’hiver, la petite sentait ses mains, ses pieds se racornir de froid. Il fallait bien que Monsieur Jacques la voie! Pas question de lainages, de grosses jupes ou de calicots informes. Une robe de coton, malgré le froid.
Monsieur Jacques la soupesait d’un œil aguerri. Elle n’était pas très grande, plutôt bien tournée. Silhouette délicate, mais pas souffreteuse. Dans un coin de la pièce, Ti-Jean faisait grincer sur son violon un reel « ben beau, ben triste », comme disait grand-mère Jeanne. Ti-Jean n’est pas très intelligent, « il ne fera pas docteur », disent les gens dans un sourire mauvais, mais il aime sincèrement sa grande sœur. Sans savoir pourquoi, il souffre jusqu’au creux de ses os de la voir ainsi maquignognée comme une bête à l’encan. Les cordes de son instrument, boyaux de chat au feulement éraillé, râlent ce chagrin qu’il peine à comprendre. Monsieur Jacques, lui, rayonne de bonheur. Il dévisage la fille, palpe ses courbes du regard. Il en tirera un bon prix. D’un air solennel, il entraîne la mère dans la cuisine et lui demande, avec tact et fermeté, si la jeune fille a connu les hommes. La femme se récrie, profondément heurtée.
Monsieur Jacques est rassuré. Ils retournent dans la pièce à l’avant. La bouche arrondie en une moue gourmande, Monsieur Jacques évoque les partis en vue. Il y a ce médecin de Rimouski, célibataire, la quarantaine avancée, dévoué envers ses malades et sa ville, dont il pourrait bien devenir maire. Et ce notaire de La Sarre, peu loquace et très posé; son épouse ne manquera de rien pour peu qu’elle soit économe. Et ce négociant de Québec... Monsieur Jacques s’interrompt soudain. Le marchand commerce avec des pays lointains. Et s’il s’embarquait un jour pour ne plus revenir, s’amourachait de l’une de ces femmes lascives qui peuplent les îles et vivent les seins nus, les cuisses offertes? Monsieur Jacques se passe la langue sur les lèvres, desserre un peu son col, le front couvert de sueur. Comme il fait chaud, ici! Et s’il abandonnait son épouse, ce négociant de Québec? Elle n’aurait d’autre choix que de rentrer chez ses parents… Monsieur Jacques ne parlera pas de lui. Trop risqué. Les épouses doivent rapporter, pas rentrer au bercail et coûter.
Les parents étaient d’accord : Monsieur Jacques parlerait de la petite au médecin et au notaire. Son photographe habituel souffrant de catarrhe, il avait engagé en toute hâte un homme de la ville. Un artiste, paraît-il! Monsieur Jacques et les parents ont bien ri. Un artiste, et quoi encore? Monsieur Jacques a quand même pris rendez-vous et la voilà qui se tient toute raide devant l’appareil.
Elle a une petite tache de naissance sur la joue droite, presque rien, assez pour lui faire honte. Surtout devant ce photographe de la ville, homme silencieux aux manières souples qui la scrute de sa lentille. Elle n’a vu de lui qu’une moustache noire et fine. Elle tourne un peu la tête pour que sa tache de naissance n’apparaisse pas sur la photographie. Non, ce n’est pas vrai. Elle tourne un peu la tête pour que le photographe ne voie pas sa tâche de naissance. Elle s’en rend compte et rougit. L’œil rivé à son cyclope de métal, le photographe ne réagit pas. Elle croit cependant voir, ou peut-être l’imagine-t-elle, que ses mains bougent un peu moins vite. Il attend. Patiemment. Elle s’apaise.
De part et d’autre de l’appareil, les mains ont repris leur ballet, caressent la mécanique avec habileté, presque avec tendresse. Elle sent soudain sur son visage un vent tiède et sucré. Elle inspire avec délice, sa poitrine se dilate, ses jambes tremblent un peu. Ses yeux se ferment, ses lèvres s’entrouvrent. Elle allait presque sourire, se reprend. Les mains du cyclope se sont immobilisées comme des oiseaux en vol. Au bout d’un long moment, tremblotantes, elles aussi, elles se posent à nouveau sur l’appareil, tirent sur un loquet, tournent une molette. Elle rouvre les yeux, retrouve son allure sage. Monsieur Jacques l’a dit : il ne faut pas qu’elle ait l’air trop « délurée ». Les messieurs fortunés n’aiment pas les jeunes filles délurées. En tout cas, n’en veulent pas pour épouses.
Elle est triste, d’un coup. Se trouve godiche dans ses vêtements de paysanne, les cheveux sans façon. La femme qui lui a ouvert la porte tout à l’heure, la secrétaire du photographe, elle était si élégante et pourtant si aimable! La jupe en dessous du genou, mais des talons hauts, un joli chignon de boucles, du rouge à lèvres, un léger trait de noir à la paupière. Elle est triste. Elle se sent si niaise dans cette ville. Mais Monsieur Jacques avait insisté : vêtements modestes et mine discrète. Pas de talons. Surtout pas de rouge.
C’est la première fois qu’elle quitte son village. À sa descente du train, elle a plongé dans un effroi glacé qui la paralysait de l’intérieur. Les rues, les vitrines, les gens qui marchaient vite, tout l’intimidait, tout la renvoyait à sa rusticité, sa gaucherie, son ignorance. Depuis qu’elle est entrée dans ce studio, depuis qu’elle se tient face à cet homme dont elle a à peine entrevu le visage et qui la contemple de son iris de verre impénétrable, son effroi recule. Sans trop bouger, du coin de l’œil, elle s’enivre du spectacle joyeux des poussières voletant dans les rais de lumière qui traversent les lourds rideaux noirs. Leur velours lui fait penser au voile. Le voile! Elle aurait dû le jeter aux orties quand il en était encore temps. Quand le beau Camille l’a emmenée dans un champ, l’a allongée dans les blés en lui disant des gentillesses, des bêtises. Elle riait, son sang virevoltait dans ses veines. Camille a insinué sa main sous sa robe, elle a serré les jambes, l’a regardé dans les yeux, s’est relevée. Elle est rentrée chez elle, troublée, se répétant qu’elle avait bien fait. Bien fait de préserver son voile, tulle invisible dissimulé entre ses cuisses, organza fragile garant de la respectabilité. La sienne, celle de sa famille et de son futur mari.
Ses yeux s’embuent. Sous cette pluie satinée de poussières dansantes, pour la première fois depuis le champ de blé, elle se demande si elle n’aurait pas mieux fait d’offrir son voile à Camille.
De derrière l’appareil monte une voix rauque, souffle étranglé, affolé comme un oiseau dans la gueule d’un fauve : « Tournez votre visage un peu plus vers la gauche, mademoiselle, s’il vous plaît… »
Une vague de chaleur brûlante et câline monte en elle, son cœur lui paraît lourd, gorgé de sang. Même au plus haut de ses extases religieuses, de ses ivresses d’hosties humides et fondantes, jamais elle n’a ressenti une telle plénitude, une telle puissance. À travers ce disque de verre qui la scrute et lui pétrit les entrailles, c’est Dieu qui lui parle. Avec une audace dont elle ne se serait pas crue capable, elle regarde le photographe dans les yeux. Par-delà ce hublot dans lequel elle se reflète, elle fixe l’homme et sait qu’il se trouble, le sait à ses mains qui tremblent, s’arrêtent et se reposent enfin, immobiles, vaincues, sur les molettes et loquets de l’appareil.
Elle le regarde sans peur, sans honte. Et si, une fois le cliché pris, il l’invite doucement à s’asseoir sur le divan grenat, et si, gentiment, il effleure son genou, pose ses lèvres à son cou, elle sait déjà qu’elle lui dira oui.