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Darwin s'invite à l'Île aux Coudres

Une étude à laquelle a contribué une biologiste de l'UdeS montre qu'une population canadienne-française de l'ère pré industrielle a continué d'évoluer génétiquement

Fanie Pelletier
Fanie Pelletier
Photo : Michel Caron (Archives)

Il est généralement admis que les humains modernes ont cessé d'évoluer en raison des progrès culturels et technologiques qui auraient supplanté les effets de la sélection naturelle. Or, une nouvelle étude indique le contraire : les humains continuent d'évoluer, avec des modifications génétiques possibles d'une génération à la suivante.

Le chercheur postdoctoral Emmanuel Milot, de l'Université du Québec à Montréal, et ses collègues dont la professeure Fanie Pelletier du Département de biologie de l'Université de Sherbrooke ont pour cela étudié la population canadienne-française de l'Île aux Coudres, une île du Saint-Laurent au nord-est de la ville de Québec, à l'ère préindustrielle. Les chercheurs ont examiné l'histoire de la vie de femmes, mariées entre 1799 et 1940 grâce aux registres paroissiaux détaillés qui leur ont fournir les dates de naissances, de mariages et de décès. Selon ces données, ils ont découvert que les femmes ont eu tendance à avoir des enfants plus jeunes, passant d'un âge moyen de première reproduction d'environ 26 ans à 22 ans au cours de la période d'étude. Ces résultats sont publiés aujourd'hui en ligne sur le site Proceedings of the National Academy of Sciences.

Selon les chercheurs, la sélection naturelle a vraisemblablement favorisé cette évolution puisque le début de la reproduction peut conduire à une famille plus nombreuse et conférer une meilleure valeur sélective (notion de "fitness", soit plus d'enfants et un meilleur taux de survie des enfants).

Selon les chercheurs, la tendance observée était beaucoup plus forte que prévu considérant la dérive génétique seule, indiquant que le changement n'était pas purement aléatoire. Les biologistes ont contrôlé les effets d'autres influences possibles, tels que l'environnement familial et la consanguinité. Les résultats soutiennent l'idée que les humains évoluent encore et que cette évolution est détectable sur seulement quelques générations.

Ainsi, les prévisions relatives aux politiques publiques concernant la démographie, les problèmes de santé, et d'autres questions pourraient devoir prendre en compte ces changements génétiques au sein des populations au fil du temps.

À l'occasion de la publication de l'article, un des auteurs, la professeure Fanie Pelletier, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en démographie évolutive et conservation, a accepté de répondre à quelques questions :

USherbrooke/nouvelles : Qu'est-ce que cette étude vous a permis de mettre en lumière?

Fanie Pelletier : Notre étude suggère que l'évolution par sélection naturelle est possible chez les humains. Nous avons trouvé que l'âge auquel les femmes donnaient naissance à leur premier enfant a diminué de 26 à 22 ans entre 1799 et 1940. L'âge de la première reproduction semble avoir une base génétique. Notre étude apporte des preuves convaincantes suggérant que ce changement a été favorisé par la sélection naturelle puisqu'une reproduction hâtive favorise de plus grandes familles et en terme évolutif, à une meilleure valeur sélective (fitness)

USherbrooke/nouvelles : On pourrait pourtant croire que la société d'alors exerçait une certaine pression sur les jeunes ménages pour qu'ils se marient et fondent une famille…


Fanie Pelletier : En fait, notre étude montre plutôt que l'âge de la première reproduction est un trait héritable – donc qui est affecté par les gènes. Selon le jeu de données qu'on retient, on trouve qu'entre 30 et 55% de la variation dans l'âge de première reproduction est expliquée par la variance génétique et très peu par l'environnement familial.

US/n : Pourquoi cette découverte est-elle importante?

Fanie Pelletier : Ce résultat est très important en écologie évolutive, car malgré le fait que les changements évolutifs se produisent constamment, les données nécessaires pour les documenter sont difficiles à obtenir, car il faut suivre des centaines d'individus sur de longues périodes. D'autre part comme ce résultat concerne l'humain, des nouvelles connaissances sur les facteurs qui ont eu le potentiel de nous affecter dans le passé sont toujours intrigantes. De plus, la possibilité que les humains modernes puissent évoluer au sens darwinien du terme peut avoir d'importantes conséquences. D'abord, cela signifie qu'on ne peut exclure d'emblée cette hypothèse lorsqu'on observe des changements temporels de caractères biologiques (tout dépendant du contexte). De plus, cela pourrait affecter les prévisions dans certains domaines comme la santé publique, l'économie ou la démographie des populations. Par contre, ces effets potentiels de l'évolution et ses impacts sur les populations modernes restent à être documentés.

US/n : Comment en êtes-vous arrivés à ces conclusions?

Fanie Pelletier :
Nous avons utilisé des méthodes statistiques souvent utilisées en écologie évolutive afin de documenter les changements évolutifs en nature pour analyser les données généalogiques qui sont disponibles dans les registres des églises. Ces registres nous informent notamment sur la vie reproductive des couples (nombre des naissances, longévité, etc.).

US/n : Devrait-on s'interroger sur des pratiques actuelles qui pourraient elles aussi mener à une évolution?

Fanie Pelletier :
Nos résultats sont spécifiques aux 140 ans de données accumulés sur une population à l'étude. Les changements documentés ont eu lieu avant que des méthodes efficaces pour contrôler la reproduction ne soient disponibles. Il reste donc encore beaucoup de travail à faire avant de connaître l'importance de l'évolution dans les populations modernes. Par contre, on sait que certaines adaptations chez des populations humaines sont le résultat de l'évolution. Par exemple, il est connu que les femmes tibétaines ayant une meilleure capacité de saturation sanguine en oxygène ont un meilleur fitness (plus d'enfants qui survivent). Des études montrent que ce type de trait possède une variation génétique et donc que c'est possiblement le résultat de l'évolution par sélection naturelle.

US/n : Dans l'article, les auteurs utilisent le terme de consanguinité. Pouvez-vous en préciser le sens?

Fanie Pelletier : Le terme consanguinité est parfois mal interprété. Ici, nous faisons référence au coefficient de consanguinité, c'est-à-dire à la probabilité que les deux allèles d'un gène donné que porte un individu soient identiques. Plus la population est grande et plus cette probabilité devient négligeable et non mesurable. Dans le cas de l'île aux Coudres, c'est l'accès à des généalogies très complètes qui nous permet de calculer ce coefficient et qui représente un des avantages d'étudier cette population. En effet, le coefficient de consanguinité d'un individu peut influer sur les traits que nous mesurons (par exemple la longévité, la fécondité) et il est important de contrôler cet effet dans nos analyses. Il n'y a donc pas nécessairement une spécificité qui rendrait cette population totalement unique sur le plan de la consanguinité. Seulement, le fait que cette population était petite nous a amenés à tenir compte de ce facteur.


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