Point de vue expert
La Loi C-18 : conséquences, enjeux et réflexions
Le projet de Loi C-18 a incité Meta à bloquer les contenus d’actualités aux Canadiennes et aux Canadiens sur Facebook et Instagram. Quels sont ses effets en matière d’accès à l’information, de liberté de presse et d’habitude de consommation de nouvelles?
Marie-Eve Carignan est professeure au Département de communication de la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université de Sherbrooke. Directrice du Pôle médias de la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents, elle est également membre du comité directeur de LaSciencedAbord. L’organisation a comme mission de lutter contre la désinformation en utilisant les médias sociaux. Marie-Eve Carignan a d’ailleurs contribué au contenu sur la vulgarisation de la Loi C-18.
Qu’est-ce que la Loi C-18 et pourquoi est-elle si importante?
La Loi C-18 vise la réglementation des plateformes, comme Meta et Google, afin qu’elles versent une compensation aux médias canadiens parce qu’elles utilisent leurs contenus et qu’elles s’approprient la part de publicité normalement investie dans les médias traditionnels.
Une part importante des revenus des entreprises de presse est de tout temps la publicité. Autrefois, c’était suffisant pour s’assurer qu’elles soient viables financièrement et pour qu’elles puissent continuer à fonctionner. Mais maintenant, la publicité qui faisait vivre nos médias a été détournée; elle est rendue sur les plateformes Web. Les investisseurs publicitaires se tournent donc vers les réseaux sociaux numériques, puisqu’ils sont en mesure d’avoir facilement des données beaucoup plus spécifiques sur un public très ciblé, et ce, à faible coût. Les médias traditionnels développent de plus en plus d’outils numériques pour avoir des données sur leurs publics et pouvoir leur proposer des contenus ciblés, sans toutefois égaler ceux des plateformes Web. Les réseaux sociaux numériques se servent des contenus intéressants des médias traditionnels pour attirer le public, c’est pourquoi elles devraient donc payer une redevance aux entreprises de presse.
Le gouvernement a senti une responsabilité de mettre en place une loi, vu que les médias sont un bien public dans nos sociétés démocratiques. Ils servent l’intérêt de tous les citoyens et citoyennes en exposant ce qui se passe dans notre société en plus de représenter notre culture. Les entreprises de presse nous permettent de mieux saisir notre société et de sentir que l’on comprend les gens qui nous entourent, notre gouvernement, les réalisations sociales, les grands projets de société, les décisions, etc.
Quelles conséquences pourraient survenir à long terme si Meta continuait de bloquer les nouvelles?
Ce qui est le plus dangereux, c’est qu’on en voit déjà les premières conséquences. Récemment, par exemple, je parlais à des gens du journal Le Devoir, qui me disaient que certaines nouvelles sont plus lues à l’étranger qu’ici au Canada. Il va y avoir des centaines de clics sur une nouvelle qui concerne un pays d’Afrique, par exemple, mais il n’y en aura presque pas au Canada en raison de l’inaccessibilité de ces contenus sur les plateformes de Meta. Par conséquent, les gens ne seront peut-être pas informés des nouvelles locales, provinciales et nationales extrêmement importantes. Cela aura des conséquences néfastes par exemple lors de la gestion de situations d’urgences et pour la vie démocratique.
Les jeunes sont les plus touchés par l’absence de nouvelles sur Facebook et Instagram, puisque ce sont eux qui s’informent le plus par l’entremise des réseaux sociaux. On voit que les générations un peu plus âgées ont encore l’habitude d’écouter la télévision ou de passer par d’autres médias, que ce soit la radio ou même le journal.
L’autre risque, c’est que si les habitudes de consommation médiatique ne changent pas, ça peut avoir des effets sur le nombre d’embauches de journalistes, sur les revenus des médias évidemment et sur le niveau de consommation de ces médias-là.
Et si on n’a pas l’information médiatique professionnelle sur ces plateformes, d’autres choses vont la remplacer. En ce moment, ce qui risque de lui succéder, c’est du contenu superficiel, donc qui n’est pas vraiment utile socialement. Je ne sais pas si vous êtes allée sur Facebook dernièrement, mais moi, en tout cas, je le trouve drôlement ennuyant depuis qu’il n’y a plus d’actualités. Il y a bien des blagues insignifiantes, il y a des personnes que je ne connais pas qui partagent avec moi des vidéos qui sont supposément amusantes ou anecdotiques, mais il manque de substance intellectuelle.
La désinformation, qui était déjà bien présente avant que les nouvelles soient bloquées, a maintenant le champ libre. De plus, il n’y a pas de contrepoids parce que les médias ne sont plus là.
On laisse toute la place aux désinformateurs, soit à des gens qui ont peut-être des intérêts cachés, pour partager de l’information, mais qui n’est pas de l’information vérifiée ou professionnelle.
Différents influenceurs complotistes qui ont des intérêts politiques, économiques ou autres et des gens qui se prétendent journalistes peuvent encore partager leurs informations sur les plateformes de Meta. Toutefois, ce qu’ils vont publier pourrait être faux, partiellement ou totalement, non vérifié et va converger avec leur propre intérêt.
Est-ce que l’accès à l’information est plus difficile de nos jours?
Le problème, ce n’est pas l’accès à l’information; il n’y a jamais eu autant d’informations. Avant, c’était normal de payer pour un journal ou de payer pour être abonné à la télé parce qu’on avait peu d’informations, nous payions pour l’accès. Aujourd’hui, on a un peu perdu de vue le fait que de l’information de qualité, ça coûte cher à produire. C’est normal de payer pour cette information-là, parce qu’il y a des professionnelles et des professionnels qui y travaillent. On est passé vraiment d’une société de rareté de l’information où il fallait chercher pour accéder à des nouvelles à un système où on est noyé d’informations. Cependant, on fait face à toutes sortes d’informations : fiables, non fiables, vérifiées, non vérifiées.
Le fait que les gens s’informent principalement par l’entremise des réseaux sociaux numériques est aussi un enjeu. Le filtre algorithmique des réseaux sociaux numériques nous montre parfois juste certaines nouvelles qui correspondraient potentiellement à nos intérêts. « Bulle de filtres » ou « bulle épistémique » est le nom donné à ce phénomène. Les nouvelles filtrées ne sont pas représentatives de tout ce qui se passe en société, mais permettent de nous garder captifs sur la plateforme. C’est ce que recherchent les géants du Web, parce que plus on passe de temps sur la plateforme, plus elle a de revenus publicitaires. Et ce sont les revenus publicitaires qui les intéressent, pas la bonne information de qualité.
C’est plutôt la façon de s’informer qui doit être réfléchie. On doit sensibiliser la population à la manière dont elle s’informe, à discerner les sources fiables, et à l’importance de consommer des médias qui ont des pratiques professionnelles.
Une des solutions serait de s’abonner à des applications ou à des infolettres de médias professionnels et d’activer les notifications. De cette façon, on s’assure de rester informer et de consulter de l’information provenant de sources fiables.
Croyez-vous que les nouvelles pourraient rester bloquées après l’entrée en vigueur de la Loi C-18 en décembre?
C’est tout à fait possible. Par exemple, en Espagne, Google Actualités a bloqué pendant quelques années le contenu des nouvelles à la suite d’un désaccord en matière de diffusion. En bloquant les nouvelles, Meta et Google mettent non seulement de la pression sur le gouvernement canadien, mais aussi sur les autres pays qui songent à adopter des lois similaires. C’est vraiment une stratégie de dire : on résiste au Canada, mais on anticipe également ce qui peut s’en venir ailleurs dans le monde. Google a d’ailleurs annoncé dans les derniers jours qu’il bloquera les sites d’informations canadiens de ses moteurs de recherche dès le mois de décembre.
Quoi qu’il en soit, l’accès à l’information continue d’être un sujet d’actualité, et il est encourageant de voir des professionnels et des professionnelles comme la professeure Carignan se pencher sur le sujet.