Une histoire de glace et d’eau
« Winter is coming », répètent les personnages du Trône de fer avec un respect mêlé de crainte. Oui, l’hiver approche… Mais sur les traits de Frédéric Bouchard, aucune crainte. Le professeur du Département de géomatique appliquée ne cache pas sa fascination pour le pergélisol. Surtout pour celui qui disparait.
Dans les mots de Frédéric Bouchard, le pergélisol est un « sol gelé en permanence, été comme hiver », un sol qui recèle la « glace cachée du Nord ».
C’est que, changements climatiques obligent, le pergélisol dégèle. Il libère alors de la matière organique prisonnière depuis des milliers d’années. Le tout rejette du CO2 et du méthane, deux gaz à effet de serre tristement célèbres pour leurs effets sur… les changements climatiques.
La logique nous place alors devant une boucle de rétroaction : en dégelant, le pergélisol participerait autant aux changements climatiques qu’il en découlerait, au point où certains médias le qualifient de bombe à retardement. « Mais le portrait est beaucoup plus nuancé que ça », souligne le chercheur.
Quand le pergélisol dégèle, il se comporte grosso modo comme la nourriture. Les aliments décongelés changent de texture, au fur et à mesure que la glace devient eau. À la fin du processus, ils trôneront au centre d’une petite flaque. Dans le Nord, les sols changent aussi quand ils se dégagent de leur gangue de glace : ils s’affaissent, surtout s’ils sont composés de sédiments fins comme l’argile ou la tourbe. L’eau de décongélation se love alors parfois dans les trous, créant des lacs de tailles et de couleurs variées.
Ce sont les lacs de thermokarst.
Certains sont tout jeunes. D’autres remontent à un réchauffement antérieur, survenu il y a 7000 ou 8000 ans. Tous sont susceptibles de contenir des gaz à effet de serre.
On a fait dater, au carbone 14, le carbone stocké sous forme dissoute et gazeuse dans différents lacs. Au début, on ne comprenait pas ce qu’on observait. Les nouveaux lacs contenaient du vieux carbone; les lacs anciens, du carbone récent.
Frédéric Bouchard, professeur au Département de géomatique appliquée
« On », c’est Frédéric et l’équipe multidisciplinaire qu’il a dirigée dans le cadre de l’initiative Make Our Planet Great Again. Lancée en 2017 par le président Emmanuel Macron en réponse au retrait des États-Unis des accords de Paris sur le climat, cette initiative visait à financer des projets de recherche sur les changements climatiques et l’observation de la Terre. Frédéric et son équipe, alliant sciences géographiques, hydrologie et microbiologie, ont proposé de scruter les interactions entre certains lacs de thermokarst sibériens et la dynamique des gaz à effet de serre.
Et ils ont résolu l’apparent paradoxe entre l’âge des lacs de thermokarst et celui de leur carbone.
Les vieux lacs ne relâchent pas de gaz à effet de serre. Ils en attrapent.
Cette découverte pose la prochaine grande question dans l’étude des lacs formés par le dégel du pergélisol : pourraient-ils, au final, libérer moins de gaz à effet de serre qu’ils en récupèrent et ainsi participer à équilibrer le bilan carbone de l’Arctique?
Qu’est-ce que ça change? Pour les quelque 5 millions de personnes qui habitent le cercle arctique, tout et tout de suite. Pour toutes les autres, ça change aussi beaucoup… mais plus tard.
On travaillait avec les Yakoutes, ou Sakhas – un des peuples autochtones de la Sibérie, natif de la Yakoutie. Eux vivent déjà beaucoup d’effets concrets… Leur résilience, leur zénitude, leur capacité d’adaptation et leur compréhension du territoire sont fascinantes.
Connaître tous les paramètres possibles des changements climatiques nous permettra d’en anticiper les conséquences et de nous y préparer adéquatement. Comment construire nos bâtiments pour qu’ils durent le plus possible? Quelles stratégies développer pour préserver les sources d’eau ou de nourriture?
Comment prévoir le bilan carbone des lacs de thermokarst? Pour celui qui est géologue de terrain, la réponse passe entre autres par… l’espace.
Des roches aux satellites
La présence d’un géologue au Département de géomatique appliquée prend ici tout son sens. « Comme géologue, moi, je me rends dans un secteur, où je visite plusieurs lacs, de différents types. Je prélève des échantillons – eau, sol et gaz – que je rapporte au labo pour analyses. Mais toutes les conclusions que j’en tire s’appliquent seulement à ce secteur. »
Avec des outils géomatiques comme les images satellites, il y a moyen d’utiliser les conclusions liées à un secteur bien connu et de les extrapoler à une plus grande superficie, sur la base de caractéristiques communes.
Après une maîtrise l’ayant mené à Salluit, un doctorat lui faisant découvrir Kuujjuarapik et un postdoctorat sibérien, Frédéric Bouchard se lance désormais dans une carrière professorale avec un pied sur terre et l’autre dans les étoiles.
Sans créer de conclusions incontestables, un mariage entre géologie et géomatique devrait engendrer des outils utiles pour la prise de décisions en lien avec les changements climatiques. Le développement de cette thématique de recherche constitue d’ailleurs la raison derrière le recrutement du professeur Bouchard, à l’automne 2021.
De la connaissance aux actes
« Ce qui m’anime, comme scientifique, c’est de savoir comment fonctionne la nature. Quand quelque chose m’échappe… Je ne dis pas que ça m’empêche de dormir, là. Mais j’y pense le matin suivant avec mon café », résume-t-il en riant.
Rien n’égale donc son envie de saisir la nature. Rien, sauf son envie de l’enseigner. Toujours à l’affût d’options pour raconter l’histoire de la planète, il a mis sur pied et supervisé un projet de bande dessinée sur le pergélisol et animé des chroniques à la radio sur des scientifiques méconnus. En janvier 2022, il signera un article sur la vulgarisation en sciences de la Terre dans Nature Reviews Earth & Environment. Cette revue sœur de Nature l’a sollicité en vue d’une édition sur le pergélisol.
Le raisonnement de Frédéric est simple : plus nous comprendrons la planète et la nature, moins nous nous percevrons comme extérieurs – ou supérieurs – à elles. « Aménager notre espace sans tenir compte de la nature, tôt ou tard, ça s’écroule. »
Construire en zones inondables ou près des côtes? Même aménagée, la rivière va finir par déborder. Le prochain ouragan va partir avec le sous-sol et la galerie. Ça va arriver, on ignore juste quand. Pourtant, on s’obstine à vouloir dominer la nature.
Pour lui, comprendre ce dont nous sommes une part – et une part seulement – nous donnerait le recul nécessaire pour remettre en perspective nos actions et leurs effets. « Au cours de son histoire, la planète est passée par des périodes plus chaudes et moins respirables qu’aujourd’hui. Elles culminaient après des millions d’années d’évolution. »
Le problème des changements climatiques actuels, c’est leur vitesse. Ça, c’est notre empreinte à nous.
Au cœur de notre urgence, donc, pas de White Walkers, ces menaçants Marcheurs blancs : seulement des humains, qui réaliseront bien qu’ils appartiennent, tous et toutes, à la même maison.
Frédéric y veillera.