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Commentaire rédigé par Pr Réjean Hébert, doyen

Pour l’amour des vieux, pas de privé en santé

Le vieillissement attendu de la population est le spectre invoqué par plusieurs pour justifier une intrusion du privé dans le financement de la santé. Cet argument dont on exagère l’importance cache d’abord un âgisme latent dont on ne s’excuse même pas.

Les manifestes et rapports des deux groupes protagonistes dans ce débat parlent de « déclin démographique» pour décrire le vieillissement de la population. Qu’est-ce qui décline au juste ? Pourquoi l’augmentation des vieux dans une société représente-t-il un déclin ? Comment peut-on stigmatiser ainsi un groupe d’individus sans que personne ne s’élève contre une telle ségrégation pourtant politiquement très incorrecte ? Imaginons un instant qu’on qualifie de déclin une autre évolution démographique concernant les femmes, les immigrés, les handicapés, les homosexuels, les minorités visibles. On aurait alors droit à un tollé bien justifié. Mais les vieux… silence et approbation tacite. Pire, on ne relève même pas l’allusion ostracisante. Et pourtant, elle s’adresse à un groupe qui a bâti ce pays et qui mérite le respect. Un groupe qui a établi les mesures de solidarité sociale dont nous bénéficions maintenant.

Le vieillissement est la rançon de nos progrès sur la mort et la maladie. C’est la caractéristique de l’humanité et des civilisations évoluées. Pas une tare qu’il faudrait à tout prix éviter, voire renverser. Les sociétés européennes dont les taux de personnes âgées sont déjà plus élevés que ceux que nous anticipons avec effroi ne sont pas du tout en déclin, bien au contraire. Mais de nos jours, à défaut de pouvoir casser impunément de la femme, du gay, de l’ethnique ou du noir, on casse du vieux, çà passe.

Bien que le vieillissement de la population ait un impact sur l’évolution des coûts de santé, ce ne sera pas l’apocalypse annoncée. L’état de santé des baby-boomers, la prochaine génération de vieux, sera bien meilleur que celui de leurs aînés. Les projections actuelles de l’évolution de la demande de services exagèrent nettement les besoins. De plus, ces prévisions ne tiennent pas compte des pratiques et traitements qui continueront à évoluer comme ils l’ont fait au cours des trente dernières années. C’est d’ailleurs plutôt une révolution à laquelle on assiste, révolution qui a entraîné une réduction importante des besoins en lits d’hôpitaux au lieu de l’augmentation qui était pourtant prévue dans les années 80, compte tenu du vieillissement de la population (sic). Du déjà vu n’est-ce pas !

Le vieillissement est en fait la 5e cause de l’augmentation des coûts, et celle sur laquelle on ne peut pas vraiment intervenir. On doit bien plus se préoccuper de l’évolution incontrôlée du coût des médicaments, du recours aveugle sans preuve scientifique et sans réflexion éthique à des technologies coûteuses de diagnostic et de traitement, de l’utilisation inappropriée de l’hôpital pour pallier l’absence de soins de première ligne et de soins à domicile et, finalement de la privatisation du financement des soins de santé.

Oui, la privatisation même partielle du financement de la santé ne sauve pas des coûts mais en génère. À preuve, nos voisins du sud qui consacrent plus de 15% de leur PIB à la santé contre moins de 10% pour les pays à financement public (9,4% ici). Et les États-Unis viennent à la queue des pays industrialisés sur la plupart des indicateurs de santé. Bref, un système qui coûte plus cher et qui est moins efficace. Pourquoi ? Parce qu’il permet aux plus riches d’acheter des services et des traitements souvent inutiles et inappropriés, au détriment des plus pauvres qui n’ont pas accès à des services essentiels et efficaces.

L’argument voulant que le privé coûte moins cher est d’ailleurs fallacieux. Comment peut-on fournir un service moins cher en ménageant en plus une marge de profit ? En payant moins cher les professionnels ? Ils ne seraient alors pas attirés par l’entreprise privée et resteraient dans le public. En payant moins cher le personnel ? Même argument, avec en plus la pression des syndicats qui seront au rendez-vous comme dans le public pour protéger les travailleurs. En diminuant les frais de gestion ? La gestion de la santé est en fait plus chère dans le privé que dans le public. Les frais administratifs comptent pour 31% des dépenses de santé aux États-Unis alors qu’ils ne représentent que 16% au Canada. La venue de nombreux acteurs dans le financement complexifie la gestion des établissements qui doivent interagir avec plusieurs financeurs, sans compter les frais de gestions des assureurs privés. Reste les compromis sur la qualité et les clients ne seront pas dupes longtemps. Non, le financement privé, même partiel ne sauvera pas des coûts mais détournera des fonds vers les entreprises multinationales qui gèrent des assurances santé et attendent avec impatience l’ouverture de notre marché.

Le système public de santé est la meilleure arme pour faire face au vieillissement de la population. Les vieux et les malades chroniques ne sont pas des clients intéressants pour les assurances privées qui se concentreront plutôt sur les populations jeunes et en santé. Résultat : les bénéfices pour le privé et les coûts pour le public. Pire, la venue d’un système parallèle verra une partie du personnel et des professionnels migrer vers le système privé, ce qui amplifiera d’autant la pénurie actuelle et anticipée. On prévoit en effet un déficit de plus de 16 000 infirmiers et infirmières au Québec en 2020, des pénuries importantes aussi en professionnels de la réadaptation. Côté médecins, même avec le doublement des admissions dans les quatre facultés québécoises, les pénuries actuelles au mieux se maintiendront pour les vingt prochaines années. Certains prétendent qu’un système privé parallèle permettrait aux médecins de maintenir leur pratique publique et d’ajouter en plus une pratique dans le privé. Faux. La tendance générationnelle des vingt dernières années montre que les jeunes médecins consacrent de moins en moins d’heures à la pratique professionnelle et privilégient plutôt un meilleur équilibre avec la vie personnelle et familiale, d’où l’erreur d’ailleurs des prévisions de main-d’œuvre des années quatre-vingts.

On invoque souvent la capacité de payer des plus riches pour leur permettre de contracter des services privés. Alors, pourquoi pas investir plutôt dans le public, dans un système plus efficient et efficace ? Le problème, c’est qu’ils sont prêts à payer plus pour la santé mais pas à contribuer davantage à l’impôt. La solution : un financement de la santé dans une caisse spécifique séparé du fonds consolidé de la province. Comme c’est le cas pour l’assurance auto, la Régie des rentes ou l’assurance-emploi. Une caisse où on pourrait capitaliser pour le futur en assurant une équité intergénérationnelle. Une caisse à contribution ajustée selon le niveau de richesse et non de santé, et ce sans échappatoires, abris ou crédits fiscaux. Une caisse où les fumeurs et sédentaires pourraient avoir une surprime pour compenser le risque associé à leurs mauvaises habitudes de vie. Une caisse pour tous, sans ségrégation, contrairement à la caisse vieillesse (ou autonomie, c’est pareil) proposée par les rapports Clair et Ménard. Une caisse où on réclamerait les coûts nécessaires pour assurer l’accès à des services de qualité pour tous. Une caisse où la majorité de la population accepterait volontiers d’investir afin de conserver un système de santé public, efficace et performant.

En somme, notre système de santé public et universel est le meilleur outil pour faire face au vieillissement attendu de la population. Il permet d’ajuster plus facilement l’offre de services aux besoins des personnes âgées victimes de maladies chroniques par l’intégration des services, de la première ligne aux soins spécialisés. Il permet de mieux faire face aux pénuries actuelles et anticipées de personnels et professionnels. Il faut cependant y investir davantage et la majorité de la population y est prêt à condition que ce financement soit spécifique.

Pour l’amour des vieux, gardons notre système de santé public et résistons à l’invasion du privé.

Par Réjean Hébert, MD MPhil

Doyen, Faculté de médecine et des sciences de la santé