Le modèle agricole aux limites de la croissance
Les petites fermes excellent dans la création de valeur
Au Québec, de plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer le système agricole actuel, polluant et pensé uniquement pour les gros joueurs. Elles réclament un nouveau modèle qui tienne compte de la réalité des petites fermes, dont le nombre ne cesse de croître. Deux étudiants de l’École de gestion s’attaquent à une difficile réflexion : comment relever les défis qui freinent l’émergence de ces petites fermes?
Écologistes dans l’âme, Anne Marie Gosselin et Thomas Boisvert St-Arnaud forment un duo bien assorti. Anne Marie aspire à une carrière académique en comptabilité et aime jongler avec l’application d’un tas de mesures de performance. Thomas, quant à lui, s’oriente vers le travail coopératif et s’intéresse de près aux nouveaux modes de gouvernance. Tous deux doctorants à l’École de gestion, ils s’entendent sur le fait que le développement industriel et la croissance économique ont atteint leurs limites.
Les petites fermes, modèles de décroissance
Depuis des décennies, l’agriculture québécoise repose sur les productions de fermes de grande surface. La lourdeur administrative, les frais de roulement exorbitants et les horaires prenants associés à ces exploitations découragent une bonne partie de la relève agricole.
« L’augmentation continue de la consommation dégrade et contamine les écosystèmes, les sols, les aliments, souligne Thomas Boisvert St-Arnaud. Le modèle des grandes fermes, qui doivent investir constamment pour survivre, ça ne marche pas : ça ne répond pas aux besoins des humains. Les petites fermes incarnent cette montée de l’agroécologie – l’écologie appliquée à l’agriculture. Ce sont des alternatives prometteuses au paradigme de la croissance. »
Pionnier en la matière, l’agriculteur Jean-Martin Fortier a démocratisé le modèle des petites fermes biologiques par son ouvrage Le jardinier-maraîcher. Sa microferme maraîchère La Grelinette est en activité depuis 15 ans et se démarque par ses pratiques écologiques, l’efficacité de ses méthodes intensives et sa viabilité financière. L’entreprise, qui nourrit près de 200 familles, ne cherche pas la croissance des profits, mais souhaite plutôt maintenir un rendement durable, qui respecte la santé des sols et des écosystèmes en plus d’offrir un mode de vie enviable aux humains qui l’administrent.
Désireux d’un meilleur équilibre travail-famille-finance, de plus en plus d’aspirants agriculteurs font le choix de cette pratique différente. Mais le fonctionnement de nos institutions publiques et les approches de gestion conventionnelles freinent l’émergence de ces petites fermes. « Comment démontrer la valeur de ces organisations si les mesures de performance des entreprises sont axées sur la croissance?, demande Anne Marie Gosselin. La réalité des petites fermes symbolise la difficulté d’opérationnaliser la décroissance. »
Qu'est-ce que la décroissance?
Apparu en 1972, le mot « décroissance » renvoie à un concept à la fois politique, économique et social, selon lequel la croissance économique constitue davantage une source de nuisances que de bienfaits pour l'humanité. Le processus d'industrialisation aurait trois conséquences négatives : des dysfonctionnements de l'économie, l'aliénation au travail et la pollution, responsable de la détérioration des écosystèmes et de la disparition de milliers d'espèces animales. L'objectif de la décroissance est de cesser de faire de la croissance un objectif.
Ensemble, les deux étudiants ont entrepris un diagnostic des problématiques affligeant le secteur agricole au regard des limites de la croissance. Sans chercher à trouver des solutions, leur étude vise surtout à identifier des filons de recherche fertiles, qui pourraient se révéler autant de pistes pour soutenir les petites fermes. Pour y parvenir, ils ont participé aux activités d’une petite ferme située à Bury, une approche ethnographique dite de participation observante.
Au-delà du retour sur l’investissement : une grande valeur
Les constats recueillis par le duo démontrent que les microfermes sont confrontées à la même complexité administrative ainsi qu’aux mêmes critères d’aide et de financement que les grandes installations, sans égard à leur taille, à leur fonctionnement ou à la nature de leurs activités. Alors que le fermier artisanal doit lui-même assumer la vente et la mise en marché de ses produits, le producteur industriel bénéficie d’un ensemble de structures légales et financières qui simplifient ces activités. C’est sans compter les interminables approbations à obtenir pour la certification biologique et l’impossibilité, pour les petits propriétaires, d’abattre ou de transformer sur place sans l’obtention de permis hautement restrictifs, les normes dans ces domaines étant inadaptées aux petits volumes. Bref, les casse-têtes sur le chemin des petits producteurs sont légion.
« Trop peu de mesures sont mises en place pour comprendre et aider les petites fermes, fait valoir Anne Marie. Il n’y a pour ainsi dire aucun indicateur de performance portant sur la création de valeur qui va au-delà de la rentabilité financière. »
Le pouvoir d’attraction des petites fermes n’existe pas seulement aux yeux de l’agriculteur qui y trouve un mode de vie satisfaisant; il réside tout autant dans l’expérience de services de proximité qu’elle fait vivre à ses clients. « Dans l’économie de la décroissance, les organisations se préoccupent avant tout de la qualité, de la longévité, de la profondeur et de la valeur de la relation avec le client, explique Thomas. On parle davantage d’un marketing relationnel que de marketing transactionnel, qui vise uniquement la vente. » Les petites fermes contribuent par ailleurs à la sauvegarde des ressources, participent à la revitalisation de patelins éloignés des grands centres et encouragent l’autonomie alimentaire des régions.
« Une entreprise qui n’offre aucun retour sur l’investissement peut exceller dans la création de valeur, poursuit Anne-Marie. Les mesures de performance devraient pouvoir traduire une création de valeur émergente, qui respecte les limites de la croissance, comme c’est le cas des petites fermes. »
La séparation des valeurs d’écologie et d’économie n’aident pas, selon les étudiants-chercheurs, à établir des outils de mesure qui reflètent la complexité de cette réalité. « On devrait pouvoir développer un cadre au sein duquel il serait possible de traduire la contribution du fermier au filet social, de même qu’à la protection des écosystèmes et de notre chaîne alimentaire », conclut Thomas.