Recherche dans les milieux de pratique en travail social
Face aux inégalités : répondre par la bouche de nos savoirs
« Comment se fait-il que nous vivions dans une relative paix sociale, alors qu’une guerre ouverte est menée au quotidien contre les personnes en situation de pauvreté? » Baptiste Godrie ne mâche pas ses mots. Et pour cause.
« La pauvreté tue : conditions de vie plus difficiles, accès compliqué aux ressources en santé et services sociaux, parcours éducatif plus rude, niveaux plus élevés de stress, avec tout ce que ça implique… Vivre dans la pauvreté, c'est extrêmement délétère », explique le chercheur.
Alors comment ça se fait que, comme société avec les moyens de faire autrement, on ne fait pas autrement? Et, d’ailleurs, comment faire autrement?
Baptiste Godrie, professeur à l’École de travail social
Les questions sont bonnes.
Tellement bonnes que plusieurs chercheurs et chercheuses en ont creusé de nombreux aspects : fiscalité, aide sociale, salaire minimum, panier de consommation, éducation, idéologies qui légitiment les inégalités sociales… Tellement bonnes, même, qu’elles ont mené à l’adoption, en 2002, de la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale, notamment grâce à l’action du Collectif pour un Québec sans pauvreté.
Dans son esprit original, cette loi visait à prioriser l'amélioration des conditions de vie du cinquième de la population le plus pauvre sur l'amélioration du revenu du cinquième le plus riche.
« Mais, dans les faits, cette proposition n’a pas abouti dans la Loi. Socialement, on a même été dans le sens contraire », précise Baptiste, citant en exemple de « considérables augmentations des revenus » des plus riches.
En 20 ans, le fossé des inégalités s’est encore creusé, malgré les recherches, les revendications citoyennes et même le recours à – au moins – une mesure légale.
Qu’est-ce qui nous manque, alors?
La réponse du sociologue de formation surprend. À ses yeux, un des éléments négligés par notre conversation sur la pauvreté et les inégalités, ce sont… des voix – avec tout ce qu’elles véhiculent d’expériences et de savoirs.
Mais pas n’importe quelles voix : celles qu’on n’entend jamais. Ou, peut-être, qu’on entend, sans vraiment écouter.
La décrédibilisation de la parole de certains groupes est une des sources importantes des inégalités sociales, de leur reproduction. Nier la légitimité d’une parole, c’est indirectement nier l'expérience qu’elle décrit. Et c’est se priver de tout ce qu’elle a à raconter et à proposer.
Ces questionnements ont présidé aux recherches du professeur Godrie. Comment la manière dont nous produisons, mobilisons et transmettons les connaissances crée-t-elle ou reproduit-elle des inégalités sociales? Et, surtout, comment démocratiser ces processus?
Des mots qui résonnent
De par son cheminement aux études supérieures – mémoire, puis thèse –, Baptiste a appliqué ses recherches au champ particulier de la santé et des services sociaux. Il s’intéresse aux voix les plus souvent écartées : celles des personnes en situation d’itinérance ou de pauvreté, et souffrant notamment de problèmes de santé mentale.
« Inclure les personnes plus exclues, c’est particulièrement difficile, souligne le chercheur. Des fois, elles ne savent ni lire ni écrire; elles ont du mal à se présenter à l’heure aux rendez-vous, en raison d’un manque de ressources financières ou de leur situation de survie… »
D’autres fois, la difficulté d’écouter ces personnes vient de nos propres limites. Les inclure signifie s’ouvrir une voix souvent critique de nos façons de faire, en dissonance avec nos propres perceptions. Cette voix-là, parfois, on n'aime pas l’entendre. Elle nous confronte à nos points aveugles.
Cette voix, ce n’est pas le vécu propre à un seul individu. Elle renvoie plutôt à des savoirs expérientiels tirés des réflexions d’un groupe entier sur ses expériences. Selon Baptiste, la dimension commune des savoirs expérientiels fait émerger des stratégies, des connaissances ou des intérêts partagés, qui peuvent être portés par des groupes communautaires ou citoyens.
Le spécialiste veut certes favoriser la participation des usagers et usagères aux pratiques de recherche – ce qui s’appelle la « recherche participative ». Mais il cherche à aller plus loin : il souhaite conférer à leur participation un poids mérité – et pourtant longtemps refusé dans la coconstruction des programmes de recherche.
Plusieurs études montrent que, si les chercheurs et chercheuses en santé et services sociaux établissent les priorités, les financements vont sur les dimensions techniques du soin et des services. Les personnes usagères, elles, mettent davantage l'accent sur les dimensions relationnelles des soins.
Ce chercheur engagé travaille donc à équilibrer les rapports de pouvoirs entre savoirs scientifiques, institutionnels ou professionnels, et expérientiels.
Dans cette optique, il assure la direction scientifique de l’Institut universitaire de première ligne en santé et services sociaux. Il collabore régulièrement avec des organismes communautaires, par exemple, dans le champ de la lutte à la pauvreté au Québec et en Belgique, avec sa plus récente subvention Savoir, du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH).
Si le défi est de taille, l’enjeu l’est tout autant.
Tenir paroles
« On parle de gens qui, à cause de leur identité ou de leur statut, ont vécu de mauvaises expériences dans le réseau de la santé et des services sociaux, précise le chercheur. Ils entretiennent souvent de la défiance certaines envers les institutions, alors la première étape est de reconstruire la confiance et d’équilibrer les pouvoirs. Aujourd’hui plus que jamais, c’est un défi important. »
Qu’est-ce qui a changé aujourd’hui? La réponse, nous la vivons en partie depuis deux ans : la pandémie.
Si les différents mouvements sociaux ont depuis longtemps pointé la nécessité de repenser nos institutions et nos manières de faire, la COVID-19 a craquelé les dernières traces de vernis. Or, comme l’artiste Monica Kidd l’a synthétisé dans son court-métrage La Tempête, « toutes les vulnérabilités dont nous ne tenons pas compte nous fragiliseront ». Encore et encore.
Écouter celles et ceux qui, jusqu’ici, sont passés à travers les craques du système, c’est calfeutrer nos faiblesses.
Baptiste parle aussi de réparation, d’inclusion… d’utopies, presque.
Que nos institutions publiques reflètent enfin la diversité des expériences possibles, « de la plus commune à la plus marginale ». Qu’elles ouvrent la porte à plus d’autonomie professionnelle, aussi, pour le personnel du réseau. À plus d’égalité, bien sûr; à plus de flexibilité et de dignité aussi.
À plus d’humanité.
D’autres projets du professeur Godrie
Baptiste a cofondé le groupe Diversité des savoirs à l'Association internationale des sociologues de langue française, dont il est responsable. Ce groupe organise plusieurs activités afin d’améliorer les pratiques et réflexions ayant trait à la participation citoyenne en recherche.
Le spécialiste de l’École de travail social œuvre aussi à titre de vice-président de l’Association science et bien commun (ASBC). L’ASBC favorise le développement d'une science responsable, juste et diverse. Dans cette optique, elle édite notamment des publications scientifiques, qu’elle offre en libre accès.