Santé psychologique dans les professions du droit
Plaider la culture de collaboration plutôt que la compétition
Travailler 70 heures par semaine, dans une ambiance de compétition et de course aux heures facturables, avec une charge mentale constante qu’on ne peut partager, caractérise souvent la carrière qu’ont choisie les juristes, notamment les avocates et avocats. Après 5 ans à scruter leur monde, à les consulter, à les informer et à les former, la professeure en gestion des ressources humaines Nathalie Cadieux est déterminée à changer cette culture délétère, partout au Canada.
À l’issue de son vaste projet de recherche pancanadien mené en collaboration avec la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, l’Association du Barreau canadien et les barreaux de chaque province et territoire, ce qui paraissait il y a 5 ans comme un milieu aride et peu favorable à la santé est devenu une motivation pour bâtir une profession plus saine et respectueuse des limites des juristes.
Il était temps puisque 54,2 % des juristes changeraient de travail si on leur en offrait un autre avec le même niveau de rémunération. C’est donc dire que plus de la moitié préférerait être ailleurs…
Une culture à réformer
Pourtant, une grande partie des problèmes qui minent le moral ne sont pas tant liés à la pratique du droit, mais plutôt à la culture de ce milieu hypercompétitif.
Dans la pratique privée par exemple, les heures facturables sont au banc des accusés. « Des gens nous ont déclaré faire 2500 heures facturables par année, ce qui représente environ 67,9 % de leur temps de travail. Au total, ces gens travaillent donc environ 70 heures par semaine! Il n’y a pas un humain qui peut tenir ça de façon pérenne. Et, passé un certain nombre d’heures, il y a des enjeux importants d’éthique et de santé mentale », juge la professeure Cadieux.
La performance, particulièrement au privé, à faire beaucoup d'argent, dans un grand cabinet, c'est vraiment attirant. Malheureusement, c’est au détriment de la conciliation travail et vie familiale.
Et quand le stress atteint un sommet, beaucoup de personnes attendent avant d’aller chercher de l’aide, soit par manque de temps dans 26,3 % des cas ou parce qu’elles n’ont plus l’énergie pour le faire dans une proportion de 37,6%, selon les données de l’Enquête publiée en 2022.
C’est que, dans cette culture de performance, une démonstration de faiblesse pourrait mal paraitre au sein du cabinet. Nathalie Cadieux veut déstigmatiser les enjeux de santé mentale et faire en sorte que les gens soient évalués et consultent.
Plus d’une centaine d’initiatives déjà en place
Confiante, la professeure note déjà une très nette amélioration des mesures en place pour prévenir les enjeux de mieux-être dans la communauté juridique. D’ailleurs, depuis quelques années, il y a eu plus d'une centaine d'initiatives des barreaux canadiens en ce sens.
À la suite de la phase 1 de notre projet, presque une majorité de barreaux ont mis le mieux-être au sommet de leurs priorités dans leur planification stratégique. C'était tout un revirement parce qu’il y a quelques années, c'était difficile pour les juristes de parler de santé mentale.
Changer la culture dès l’université
Et si on faisait le procès de cette culture dès l’université? C’est ce que les écoles de droit commencent à faire dans la foulée des recommandations de la professeure Cadieux.
« Le changement de culture dépend aussi de comment on prépare les juristes pour l'avenir. Il y a des éléments structurels très simples qui contribuent à renforcer cette culture de performance », croit-elle.
Un des meilleurs exemples, c'est la « Course aux stages » dans toutes les facultés de droit.
Dans une course, là, il y a toujours un gagnant puis un perdant. Imaginez, vous partez perdant et c'est votre première expérience sur le marché du travail dans votre domaine!
« Les jeunes sont à un stade de la vie où ils construisent leur identité professionnelle et ont besoin de réussite pour construire leur confiance. On les met en compétition les uns contre autres, on les évalue les uns par rapport aux autres… Si on veut les faire travailler en équipe dans leur vie professionnelle, ça commence dans nos universités », plaide la professeure Cadieux.
À la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke, il y a maintenant un cours réparti sur 3 ans pour développer des compétences, comme la capacité à mettre ses limites et à se détacher psychologiquement. On y valorise aussi différents types de pratiques, autres que la carrière dans les grands cabinets privés.
Rareté de main-d'œuvre oblige, la tendance chez les jeunes juristes est déjà de mettre ses limites.
Il faut changer les modalités, valoriser la collaboration, l'interdisciplinarité, le soutien des pairs parce qu'après, c'est ce qui va percoler dans les milieux de travail.
Différents milieux, mêmes constats
Malgré une grande diversité sociodémographique, dans tous les barreaux du Canada, ce sont les trois mêmes thèmes qui sont jugés prioritaires : les conditions de travail et la charge mentale, les conflits entre travail et vie personnelle, les stratégies face au stress et les habitudes de vie.
Ces thématiques trouvent un écho jusqu’en Australie, où la professeure Cadieux a été reçue comme experte de la santé mentale des juristes.
Une charge mentale qui pourrait être partagée
La professeure Cadieux explique qu’il y a un point commun entre toutes les professions où la personne se définit avec son titre professionnel.
Il y a une identité forte liée aux professions réglementées. Je suis médecin, avocate. Ça fait partie de ma personne. Ceci explique beaucoup des stresseurs qu’on a identifiés : la charge mentale, la responsabilité.
Mais comment alors expliquer que, par exemple, dans le milieu de l’ingénierie, le stress n’est pas lié aux heures facturables, qui pourtant sont aussi le modèle traditionnel.
« Parce que les ingénieurs travaillent en équipe, par projet; ils partagent les risques. En droit, quand une cause est plus difficile, on aurait avantage à travailler en équipe pour partager les risques, avoir un soutien des pairs, ne pas être seul à supporter les demandes émotionnelles de certains dossiers ou ne pas être exposé à répétition à des traumatismes, comme chez les procureurs de la couronne qui s’occupent d’enfants violentés. »
Une noble cause qui se poursuit
Ces stresseurs liés à la profession ont amené la professeure Cadieux et son équipe à s’intéresser plus largement à la santé psychologique des membres d’ordres professionnels avec un projet de chaire de recherche sur la santé mentale dans les professions réglementées. Ce projet figure d'ailleurs parmi ceux portés par la Grande Campagne de l'UdeS 2022-2028.
En plus de ce projet, la professeure Cadieux poursuit son œuvre en travaillant auprès les jeunes qui entrent dans la profession avec le Jeune Barreau de Montréal, et plus récemment auprès des juges, une fonction parmi les plus respectées au sein de la profession.
C'est un travail qui est exigeant, mais je crois beaucoup à la théorie des petits pas dans la vie.
Des chiffres et des gens
La phase 1 de la recherche de 2019 à 2022, financée par la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada et l’Association du Barreau Canadien et à laquelle ont participé 7305 personnes professionnelles du droit, a permis de cibler 10 recommandations clés et 35 sous-recommandations sur les principaux enjeux de santé mentale de la profession. De 2022 à 2024, la seconde phase de recherche, financée par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, a permis de contextualiser les principaux défis émanant de la phase 1 et de produire 24 rapports portant sur les thématiques les plus importantes, mettant en valeur 121 initiatives mises en place par les différents barreaux canadiens au cours des dernières années.
L’équipe de recherche de la professeure Nathalie Cadieux poursuit ce travail grâce à l’engagement des chercheuses et chercheurs Marie-Michèle Gouin, Jean Cadieux, Rémi Labelle-Deraspe, Geneviève Robert-Huot, Jacqueline Dahan, Florence Guiliani et du professionnel de recherche Marc-André Bélanger, en plus d’étudiantes et étudiants aux cycles supérieurs.