Reportage terrain
La Pologne, solidaire terre d’accueil pour les réfugiés ukrainiens
Le Pr Paul Morin s'est rendu à Varsovie du 18 au 23 avril 2022. Il en est revenu avec son analyse de la situation qu'il nous livre dans ce texte.
L’agression de l’Ukraine par la Russie a mis au premier plan de l’actualité le rôle de la Pologne quant à l’accueil des réfugiés, essentiellement des femmes et des enfants.
Un séjour à Varsovie durant une semaine chargée d’histoire - le 19 avril étant l’anniversaire de l’insurrection du ghetto de Varsovie en 1943 - nous a permis de comprendre pourquoi et comment les Polonais ont relevé le défi d’accueillir 2,9 millions de réfugiés en huit semaines de guerre, et ce, dans un pays qui en compte 38 millions. Cet exploit a été réalisé, à ce jour, d’une manière originale grâce à une mobilisation sans précédent de la société civile. Toutefois, plus la guerre perdure, plus celle-ci met en lumière des défis qui exigent des réponses planifiées de la part du gouvernement polonais, notamment sur le plan du logement et de l’éducation.
Le Pr Paul Morin est spécialiste des services de proximité dans le domaine de la santé, de la santé mentale communautaire et des services. Ses recherches, dans une perspective de pratiques intégrées, ont voulu mettre en évidence la pertinence de telles pratiques. Les principaux milieux investigués dans le cadre de ses travaux ont été les microterritoires où se concentrent des habitations à loyer modique (HLM). La situation en Ukraine ainsi que la mobilisation civile hors du commun de la Pologne interpellent grandement sa vision du travail social. Il offre dans ce texte une analyse des différents aspects démontrant l'importance de la discipline dans une telle situation.
L’Union européenne est également appelée à renforcer ses efforts de coordination avec la Pologne selon Maciej Duszczyk, professeur à l’Université de Varsovie et directeur du Centre d’étude sur l’immigration; les ménages ukrainiens obtiennent immédiatement le statut de réfugié tout en ayant le droit de se déplacer librement vers le pays de leur choix de l’Union européenne. Ce nomadisme sanctionné constitue une première dans l’histoire de l’Union et nécessite notamment un suivi en continu avec les diverses instances gouvernementales polonaises, qui fait défaut présentement.
Je me souviens de l’Armée rouge
Le spectre de l’Armée rouge, bras militaire de l’ex-URSS, n’est jamais loin lors d’échanges avec les Polonais; ces derniers ont connu le messianisme russe sous les oripeaux de l’empire tsariste puis soviétique. Le massacre de Katyn est édifiant à cet égard. En avril et mai 1940, dans la foulée de l’invasion de la Pologne par l’URSS en septembre 1939, près de 22 000 prisonniers polonais furent assassinés dans quelques lieux, mais principalement dans la forêt de Katyn, non loin de Kharkiv. Le musée de Katyn à Varsovie est le gardien de la mémoire de ce massacre. On y retrouve notamment tous les noms des personnes assassinées, dont des prêtres, des intellectuels et des officiers de l’armée et de la police. Une visite de ce musée est des plus instructives afin de comprendre la relation de la Pologne avec son puissant voisin.
L’URSS a longtemps refusé de reconnaître sa responsabilité dans ce massacre; il était l’œuvre des nazis, non de la puissance soviétique. Les Polonais pensaient cela réglé avec la reconnaissance de la responsabilité russe sous la présidence de Gorbatchev en 1990, mais en 2021, le ministère russe de la Culture a modifié un texte du mémorial de Katyn, indiquant que le massacre était l’œuvre des nazis. À cette tragédie froidement planifiée par la barbarie soviétique s’ajoute le fait que l’avancée de l’Armée rouge en Pologne en 1944 ne s’est pas réalisée sans exactions.
Aleksandra Zubrzycka-Czarnecka, professeure à l’Université de Varsovie, n’hésite pas à affirmer que « c’est toujours la même Armée rouge; beaucoup de familles, de femmes ont subi des violences de ces soldats. On ressent profondément dans notre corps ce qui se passe. L’Ukraine vit présentement ce que nous avons vécu avec les Russes de façon traumatique. Nous sommes la prochaine cible ». Les exactions de l’armée russe à Bucha et ailleurs en Ukraine réveillent de tels traumatismes chez les femmes polonaises.
Les propos de Sandor Marai, célèbre écrivain hongrois, résonnent par leur justesse en regard de l’attitude russe dans le présent conflit. Il écrivait dans son journal, couvrant la période de 1949 à 1967, après l’intervention de l’Armée rouge qui a mis fin à l’insurrection hongroise en 1956 : « Les Russes ne respectent rien d’autre que la force et on ne peut rien obtenir d’eux avec de la gentillesse ». Un autre peuple, les Tchéchènes, est bien placé pour apprécier ces propos. Fuyant l’armée russe et les exactions du régime du dictateur Ramzan Kadyrov, les Tchéchènes formaient d’ailleurs le groupe de réfugiés le plus nombreux en Pologne avant l’arrivée des Ukrainiens.
Les Polonais ne veulent donc pas que l’Ukraine devienne de nouveau inféodée à la Russie; ils s’estiment ainsi plus en sécurité.
Une mobilisation civile hors du commun
La Pologne est maintenant le deuxième pays au monde quant au nombre de réfugiés sur son sol. Un pays européen n’avait d’ailleurs jamais accueilli autant de personnes en si peu de temps. Par exemple, Varsovie et sa banlieue ont une population de 3 millions d’habitants, auxquels se sont ajoutés à ce jour 469 628 personnes dont 266 845 pour la seule ville de Varsovie. Ces données proviennent d’un document récent de l’Union des grandes villes de Pologne. Peut-on se surprendre alors que Rafat Trzaskowski, maire de Varsovie, dans une tribune de la revue The Economist du 8 avril dernier, mentionnait que sa ville devenait lentement de plus en plus submergée par cette arrivée massive de réfugiés? Les autorités locales ont ainsi la responsabilité d’enregistrer les personnes (identité et assurance sociale) et d’allouer un montant d’argent aux ménages qui hébergent les réfugiés. Plusieurs travailleurs sociaux et psychologues de la municipalité sont également actifs auprès des réfugiés sans qu’il y ait eu de ressources supplémentaires d’accordées.
En plein hiver, la société polonaise s’est mobilisée et cette implication repose essentiellement sur les associations issues de la société civile comme le Centre multiculturel de Varsovie. Sa mission première est de favoriser l’intégration des communautés culturelles à la société polonaise; il y a notamment des ateliers scolaires pour les enfants. On y a fêté récemment le ramadan, mais la guerre a fait basculer la routine de l’organisme. Le Centre est alors devenu un lieu d’accueil pour les réfugiés (information, références, nourriture, logement, etc.). Selon Kamila Lubariska, intervenante, dans les premières semaines de la crise, plus de 600 personnes étaient quotidiennement rencontrées. Seul l’apport indispensable de leurs 100 bénévoles a permis de faire face à cet afflux de personnes.
Le milieu universitaire fait également sa part. À ce titre, les efforts de l’Université Grzegorzewska de Varsovie constituent un exemple permettant de saisir les différents niveaux d’implication institutionnels, professionnels et estudiantins qui se sont déployés dans plusieurs types d’actions : pratique, émotionnel et intellectuel. Ces actions, passé le chaos initial, se sont coordonnées et formalisées au cours des semaines malgré la complexité inhérente à un tel processus. À cet égard, Gabriel Kublik, étudiant en psychologie et représentant étudiant, a tenu à souligner le haut degré d’unité avec les professeurs, puisque plusieurs d’entre eux s’impliquent également. Selon lui, environ 10 %, soit 500 étudiants, s’activent fortement et un autre 40 % donne de l’aide de façon épisodique.
Au plan émotionnel, dès le début de l’invasion, de l’aide psychologique était disponible en présentiel ou virtuellement pour les étudiants, secoués et apeurés, et dont plusieurs ont de la famille en Ukraine. Ce service existe toujours et s’appuie sur les ressources de l’université. Des étudiants de 4e et 5e années en psychologie ont aussi commencé à donner de l’aide sous supervision. En mars, il y a eu une cérémonie in memoriam pour rendre hommage aux victimes de l’invasion russe; l’hymne ukrainien a alors été chanté par une professeure de Kiev; l’émotion était palpable.
Tout ceci démontre la grande implication de la société civile polonaise.
Au plan intellectuel, les étudiants ont reçu de la formation, notamment sur la psychologie positive; il y a eu également des webinaires avec des experts de Slovénie et de la Grèce, habitués d'intervenir auprès des réfugiés. Des étudiants ont ainsi été formés pour animer des ateliers de musique; ceci permet de briser la barrière du langage tout en effectuant un travail corporel.
Au plan pratique, il y a eu au début de l’invasion une cueillette de fonds, puis des étudiants, de façon coordonnée, sont allés dans les gares afin d’accueillir les réfugiés. Ils ont eu de la formation sur la gestion du stress et les milieux de référence. Tous les internats en psychologie (600) du trimestre d’hiver (300 à 600 heures) sont consacrés aux réfugiés.
Une crise du logement
Une crise du logement sévit en Pologne, tout comme au Québec et au Canada. Chaque nation a toutefois ses caractéristiques singulières. La Pologne, après la chute du communisme, s’est ouverte à l’économie de marché. Les citoyens et citoyennes ont alors eu la possibilité d’acheter leur logement à des prix très avantageux. Les Polonais sont ainsi un peuple de propriétaires à 80 %. Le logement social n’est accessible qu’aux ménages en situation de pauvreté et, à l’exception de Varsovie, il y a eu peu de construction de coopératives d’habitation ou de logements gérés par les municipalités ces dernières années, notamment dû au fait que le logement est de plus en plus coûteux à construire. Selon Mme Zubrzycka-Czarnecka, spécialiste des politiques du logement, il manquerait 60 000 logements, mais d’autres sources parlent plutôt de deux millions.
Dans ce contexte, la politique du gouvernement conservateur au pouvoir a été un échec : son objectif principal était de favoriser le développement du parc locatif. L’absence de développeurs sociaux, le coût des terrains, les aspirations des ménages à devenir propriétaires ont été les principaux facteurs contributifs à cet échec. L’accès à la propriété est même devenu plus difficile avec l’augmentation récente des taux d’intérêt.
Il est donc difficile présentement de trouver un logement à Varsovie et « l’océan de gens qui est arrivé a aggravé la situation », selon Mme Lubariska du Centre multiculturel. En effet, l’arrivée de près d’un demi-million de personnes dans le grand Varsovie ne pouvait qu’exacerber une situation déjà très tendue. Il n’y a pas actuellement de données disponibles sur les lieux de résidence des réfugiés ukrainiens en Pologne, mais les informations convergent : les particuliers ont grand ouvert leurs portes. Qu’ils soient d’origine ukrainienne ou polonaise, de très nombreuses familles ont accueilli des réfugiés, et ce, parfois, dans un espace très réduit.
Par exemple, une famille – une mère et deux enfants - accueille dans un logement de deux pièces sept autres personnes. « Pas de problème, ils sont en sécurité. On va s’arranger. »
Au début tout un chacun pouvait faire une offre de logement et la diffusion de l’offre était facilitée par l’utilisation de Facebook. Avec le temps, à Varsovie, la municipalité a centralisé le processus et vérifie d’abord la qualité du lieu offert. Les réfugiés peuvent aussi être l’objet de discrimination. Étant donné qu’il est très difficile en Pologne pour un propriétaire de mettre une personne dehors pour cause non-paiement de loyer, certains propriétaires hésitent à louer à des familles ukrainiennes, étant donné l’incertitude quant à leur source de revenus.
Il arrive aussi que ces familles aient également des besoins d’accompagnement ou aient vécu des traumatismes. Par exemple, un professeur en psychologie sociale a accueilli une femme avec ses deux enfants. Des problèmes pratiques, comme la création d’un compte bancaire, se sont alors posés et le professeur a dû s’impliquer dans l’accompagnement de la famille. Il n’avait pas prévu cela et se questionnait de plus en plus s’il allait pouvoir continuer cet accueil.
Cet enjeu ne se pose pas seulement dans une ville comme Varsovie, car le gouvernement essaie de déconcentrer le lieu de séjour des réfugiés. Ainsi, Anna Odrowaz-Coates, vice-rectrice du développement à l’Université Grzegorzewska, habite dans un village proche de Varsovie : elle a accueilli une famille, mais celle-ci est restée très peu de temps. Sa maison était survolée fréquemment par des avions et les enfants avaient peur de leur bruit qui leur rappelait les violences auxquelles ils avaient échappé. Seulement dans son village, 17 enfants ont été intégrés dans l’école primaire et des mères de famille ont commencé à travailler dans la manutention, mais là aussi le manque de logements demeure criant.
Un système d’éducation sous pression
Un immense défi est la scolarisation des enfants. Cette année, les familles sont arrivées au beau milieu de l’année scolaire et les chiffres sont gigantesques. Le nombre d’enfants à scolariser est estimé à 150 000 dont les 2/3 le sont à distance par le système scolaire ukrainien. Celui-ci est différent du système polonais et, de plus, dans la perspective d’un retour prochain auxquelles elles aspirent, les familles ukrainiennes préfèrent opter pour la continuité avec le système d’origine. Malgré tout, le système scolaire polonais est sous pression, ayant dû s’ajuster du jour au lendemain à cet afflux de nouveaux enfants, dont certains traumatisés par la guerre.
Cette scolarisation des enfants ukrainiens est le cheval de bataille de Martha Wiatr, professeure de travail social à l’Université Grzegorzewska. Impliquée au sein du comité de coordination de soutien aux réfugiés, elle est responsable des liens avec le milieu scolaire. Mère de famille, elle est membre du comité de parents de son école de quartier à Varsovie. Pas moins de 80 nouveaux étudiants se sont ajoutés aux 500 enfants polonais. S’appuyant sur son expertise professionnelle, elle s’assure que les interventions sont adéquatement planifiées selon une stratégie d’action collective. Il en résulte, par exemple, que deux familles polonaises vont aider une famille ukrainienne afin de se répartir les responsabilités et ainsi éviter l’épuisement.
Les bénévoles du comité de parents reçoivent les demandes des parents et essaient d’y répondre dans la mesure de leurs moyens. Au fil des semaines, ils ont constaté que certaines familles ont besoin d’aide, mais ne souhaitent pas être aidées ou font des demandes précises comme obtenir des chaussures usées et non pas neuves. Telle était la demande d’une mère de famille ukrainienne. « Nous devons respecter cela, être à leur rythme », mentionne la professeure Witar. Pour elle, il s’agit d’un engagement social, tout à fait conforme aux valeurs du travail social : « nous n’avons pas le choix, nous devons agir ».
Un défi redoutable
Les immenses efforts de la société civile polonaise ont permis de gagner du temps afin que le gouvernement passe à une phase de planification et de systématisation quant à l’action des services publics. Les récents propos du maire de Varsovie, Rafat Trzaskowski, mettent toutefois bien en évidence qu’il y a une forte imbrication entre une coordination nationale des ressources et le rôle de l’Union européenne compte tenu de son insistance pour que plus d’aide soit expédiée directement par cette dernière aux villes et aux organismes de charité.
La Pologne doit faire face, dans la perspective d’une guerre d’usure, à un défi redoutable : renforcer le rôle des services publics tout en se coordonnant avec l’Union européenne.
En septembre, ce sera la rentrée scolaire et nul ne sait actuellement si la majorité des enfants ukrainiens vont continuer à être scolarisés à distance. Il faut également penser aux soins de santé qui vont augmenter à l’automne en toute probabilité; ce dans un contexte d’immigration constante de médecins et d’infirmières dans d’autres pays de l’Union européenne. La crise du logement appelle également des réponses gouvernementales.
Ce renforcement de l’action gouvernemental est d’autant plus vital que des signes d’épuisement de la société civile sont manifestes : le Centre multiculturel de Varsovie est ainsi passé de 100 volontaires à 20 volontaires. Patrycja Ziolkowska, bénévole dans un refuge, a constaté la même tendance. Au début de la crise, celui-ci fonctionnait avec 20 bénévoles, mais après un mois intense de présence, plusieurs de ceux-ci sont devenus stressés ou malades et leur nombre diminue constamment.
Il y a toutefois un obstacle majeur quant à une éventuelle entente de coopération entre la Pologne et l’Union européenne. La Pologne traite différemment les réfugiés qui proviennent de la Biolérussie de ceux en provenance de l’Ukraine. Un récent rapport d’Amnistie internationale critiquait sévèrement le comportement du gouvernement polonais à cet égard. L’Union européenne, compte tenu du non-respect de ses valeurs fondamentales, peut-elle alors consentir des fonds européens à ce gouvernement? Celle-ci a toutefois la latitude de les acheminer directement aux villes et aux organismes de charité comme le demande le maire de Varsovie.
Quoi qu’il en soit, il est probable que certaines familles ukrainiennes vont choisir de vivre en Pologne, car les services publics y sont trois fois meilleurs qu’en Ukraine et la corruption n’y est pas un phénomène répandu, selon le professeur Duszczyk. De plus, dans un contexte de guerre d’usure, quel sera le nombre de réfugiés qui reviendront en Ukraine? Qu’en sera-t-il du rôle de la Pologne dans la reconstruction de l’Ukraine? Toutes ces questions cruciales indiquent clairement que ce pays va continuer à jouer un rôle central dans les prochaines années quant à l’immense tragédie en cours.