Mois national du travail social
Une humaine parmi les humains
« Je n’ai pas choisi le travail social. C’est lui qui m’a choisie. » Fille d’immigrants, l’anthropologue Annick Lenoir s’est longtemps questionnée sur son identité et sa différence. Sa maîtrise sur l’identité en migration, puis son doctorat sur les enjeux de pouvoir dans l’attribution ou la revendication d’une identité, l’ont conscientisée sur la réalité subjective et conditionnée des humains, et aussi à sa propre subjectivité.
Elle se consacre depuis à mettre en lumière divers points de vue. Cette démarche, que dans le jargon scientifique on appelle réflexivité, constitue le fondement de sa pensée. Parce que pour bien accompagner les humains dans les dédales de leur vie, il faut reconnaître qu’on est aussi un humain, une humaine, avec une expérience à la fois particulière et semblable.
À l’occasion du Mois national du travail social, la professeure Annick Lenoir nous explique comment ses recherches et celles de ses collègues ont un impact bien réel sur les milieux d’intervention, et comment les travailleuses sociales et travailleurs sociaux ainsi que les personnes usagères nourrissent à leur tour les travaux universitaires. C’est avec une grande humilité qu’elle regarde son parcours et ses réalisations.
« Plus j'ai de l'expérience, plus je me rends compte que, quand on sait quelque chose, ce n’est qu’une toute petite parcelle de toutes les connaissances possibles. »
Donc, quand on m'interpelle pour mon expertise, j'ai souvent un sentiment d'imposteur parce que j'ai conscience que si je peux apporter quelque chose, c'est essentiellement mon public qui me nourrit.
Ce sentiment d’imposteur, la professeure Lenoir semble l’avoir transformé en un réflexe d’écoute et d’ouverture, qui teinte l’entièreté de ses travaux.
Pour que la théorie devienne pratique
« Ce qui m’a toujours intéressée, c’est le point de vue des personnes usagères. » Lors de ses démarches pour réaliser un postdoctorat au sein d’un CAU-CLSC, c’est pourtant l’idée que ses travaux devaient être utiles pour les milieux d’intervention qui a complètement changé son approche.
« On m’a dit : c’est bien beau s’intéresser au discours des usagers, mais quelles sont les retombées pratiques, l’intérêt pour l’intervention? »
Ça m'a fait réaliser que j'avais énormément de plaisir à réfléchir sur le plan théorique, mais si ça n’atterrissait pas dans le concret, ça ne servirait pas à grand-chose.
Ce fut un tournant qui a mené la professeure Lenoir à s'intéresser à l’impact des interventions psychosociales sur les personnes usagères, tant dans les domaines de l’emploi, de la santé et services sociaux, que dans les milieux communautaires ou à l’école, etc.
Se regarder pour mieux accompagner les autres
« Quand j'ai commencé à enseigner, on me demandait des trucs pour intervenir en contexte interculturel alors qu'il n’y en a pas. Le seul truc est de faire de l'introspection, d’être réflexif, d’essayer d'avoir une vision large sur les plans historique, culturel, social et économique pour voir toute la complexité d’une situation, tout en devant agir à l’intérieur de balises légales, déontologiques ou autres. »
Des exemples, la professeure Lenoir peut en citer des dizaines. Notons entre autres une recherche pionnière sur les difficultés d’insertion à l’emploi des personnes immigrantes d’origine maghrébine aux prises avec un taux de chômage excessivement élevé. La recherche a permis de constater des malentendus entre les personnes à la recherche d’un emploi et les personnes intervenantes ainsi que la présence de règles qui limitaient l’offre de services. Une table de concertation a alors été mise sur pied.
Une recherche sur la revitalisation du quartier Marie-Reine à Sherbrooke a contribué à réaliser que, malgré leurs origines différentes, les personnes résidentes partageaient les mêmes difficultés et préoccupations. Plus récemment, la perception qu’ont les personnes musulmanes du travail social a été mise en parallèle avec la perception qu’ont les travailleuses sociales et les travailleurs sociaux des personnes musulmanes, ce qui a montré qu'il y a des malentendus des deux côtés. « En comprendre la raison permet de mieux intervenir. »
Comment déconstruire les biais, les préjugés? Cette question est au centre des préoccupations de la professeure Lenoir. Un tout nouveau projet de recherche concerne le rôle que joue la spiritualité dans la migration, l’adaptation et l’intégration des personnes migrantes, et comment le travail social peut s’appuyer sur cette spiritualité.
La spiritualité, c’est toutes les formes de croyances. Et croire en rien, selon moi, c’est une croyance. Je trouve ça important de nourrir les TS dans leur pratique avec des outils supplémentaires de compréhension à ce sujet.
Pourquoi une intervention qui semblait réussie tombe à l'eau? Pourquoi, au contraire, elle a fonctionné? L’objectif de la professeure Lenoir est de fournir le plus d'angles d'entrée possibles aux travailleuses sociales et travailleurs sociaux pour aborder leur intervention.
Voir la personne dans toute sa complexité, au-delà des étiquettes
Selon la professeure Lenoir, en travail social, on doit constamment jongler avec des situations où l’éthique peut devenir un enjeu si ses valeurs se heurtent à des cadres et des règles institutionnelles, sociétales, étatiques, légales, etc. qui limitent les actions, ou si on est confronté à des normes culturelles déstabilisantes.
Mon travail est de faire en sorte que les TS en formation continue ou en formation initiale prennent conscience que la personne en face d'eux n’est pas seulement une personne immigrante. Ce n’est qu’une de ses appartenances. Sa trajectoire, ses expériences, sa perception du monde vont faire en sorte que ce qui paraît normal pour vous ne l'est pas pour elle et vice-versa.
Un espace de parole sécuritaire pour faire tomber les silos
La professeure Lenoir mène actuellement une recherche-action visant à développer une communauté de pratique avec des intervenantes et intervenants en milieux communautaires qui œuvrent auprès de populations immigrantes. L’objectif? Leur offrir un espace de parole sécuritaire pour nommer des difficultés, leur réalité, leurs besoins, mais aussi les amener à réfléchir sur des aspects de leur travail qui les confrontent sur le plan éthique.
Elle espère qu’ultimement, ces informations permettront d’alerter les ministères qui subventionnent ces organismes au sujet des enjeux qui compliquent leur travail d’accompagnement de personnes immigrantes et vulnérables.
Comme universitaire, on a une possibilité de parler que bien des personnes intervenantes ou usagères n'ont pas. Ce que l’on fait beaucoup, c'est de traduire les préoccupations qu’elles ne peuvent pas toujours exprimer haut et fort. On a ce droit de parole super important.
Pour elle, c’est une forme de militantisme de parler de justice sociale, d’aider des gens à défendre leurs propres droits, de questionner les règles, les normes, les balises qu’on doit avoir comme société.
Comme un cercle vertueux
De génération en génération, les questions et les préoccupations des personnes étudiantes ne sont pas les mêmes, ce qui fait évoluer la réflexion et les intérêts en recherche de l’anthropologue.
« Ce sont vraiment des vases communicants. Mon point de départ, c'est la recherche qui nourrit mon enseignement qui nourrit la formation pratique. Mais la pratique et l'enseignement nourrissent mes réflexions en recherche. Je trouve ça très intéressant, et c’est ce qui fait que je suis encore motivée. »
Elle et ses collègues de l’École de travail social sont par ailleurs très conscients que les personnes étudiantes vont intervenir auprès de personnes vulnérables.
Je ne veux surtout pas qu'elles et ils sortent d’ici en étant des dangers publics. C’est notre responsabilité de bien les former. Donc je mets toute mon énergie et mon cœur dans l'enseignement que je donne, et mes collègues font de même.
Avec son nouveau projet de recherche sur le rôle de la spiritualité dans les interventions en travail social, la professeure Lenoir souhaite contribuer à la discussion sur cette thématique malgré le malaise qu’elle constate parfois sur le terrain.
Cet angle de recherche lui donne le sentiment de refermer la boucle.
J'ai commencé en recherche parce que je m’interrogeais sur mon identité et, à ce point de ma carrière, je m’intéresse à une appartenance, parfois très forte pour bien des gens, qui est leur spiritualité.
Et elle a de quoi être fière d’avoir semé autant de graines qui ont fait réfléchir bien des personnes intervenantes ou étudiantes sur l’intervention en contexte interculturel.