Cinquante ans d’enseignement, au primaire et à l’UdeS
« Je reprendrais une classe demain matin! »
Avec son parcours étonnant entrepris en 1970 dans une école primaire, Gaëtane Marcoux incarne admirablement l’engagement humain qui caractérise la profession enseignante. Devenue chargée de cours, puis superviseure de stages à la Faculté d’éducation à partir de 1999, elle brosse ici un portrait vibrant des enjeux actuels de l'enseignement, de sa carrière et des élèves. Discussion avec une jeune retraitée qui n’a pas perdu un iota d’enthousiasme, 50 ans après ses débuts.
Vous avez commencé à enseigner 11 ans après le rapport Parent, donc au début des changements qui ont donné naissance au système scolaire québécois. Cette modernité avait-elle atteint votre milieu d’enseignement au début de votre carrière?
Certainement pas! J’ai entrepris ma carrière à Saint-Jean-Baptiste-Vianney, dans la région de Thetford Mines, dont je suis originaire et où j’habite toujours. J’y ai fait mes deux premières années dans un tout petit établissement de 48 élèves, où nous étions trois enseignantes. L’année suivante, nous étions passées à deux, avec chacune trois niveaux. Pour reproduire le matériel pédagogique, nous utilisions une sorte de plaque à biscuits recouverte de gélatine, avec les fameux « stencils ». Je suis même déjà allée enseigner en chenillette Bombardier B12, après une très grosse tempête de neige.
Mais j’aimais apprendre, j’aimais les enfants, alors l’enseignement s’est imposé tout naturellement dans ma vie. Je viens d’une famille dans laquelle plusieurs personnes avaient des difficultés à l’école, mais pas moi. J’ai toujours aimé apprendre, juste pour le plaisir. Et pour moi, c’était le primaire, la petite enfance. Le secondaire ne faisait pas partie de mes plans, ni d’ailleurs la direction d’école. Et j’avais une attitude très déterminée, qui me poussait à réussir ce que j’entreprenais.
Parions que cela vous a plutôt bien servie.
Enseigner, c’est donner 25 % de ce qu’on sait et 75 % de ce qu’on est. Dans ma région, qui était à l’époque un peu terne, parsemée de monticules gris, je détonnais avec ma personnalité colorée. Si on se souvient des profs qui nous ont marqués, ce n’est pas à cause des notions qu’ils nous ont enseignées : c’est la façon dont ils nous ont enseigné. Si l’apprentissage n’est pas un plaisir pour l’élève de 6-7 ans à qui tu enseignes, ne t’étonne pas qu’il regarde par la fenêtre en attendant la récré. Le plaisir d’apprendre est vraiment essentiel, pour l’enseignante comme pour l’élève.
Enseigner, c’est donner 25 % de ce qu’on sait et 75 % de ce qu’on est.
Gardez-vous le souvenir d’élèves qui vous ont marquée?
Bien sûr. Par exemple, j’ai eu une élève qui m’a adressée la parole pour la première fois seulement en février. De nos jours, elle aurait probablement eu un diagnostic d’autisme. C’était une élève comme on en voyait très peu, car la plupart des familles les gardaient alors à la maison. Après ce premier contact, j’ai pu faire un vrai travail d’enseignante auprès d’elle, ce qui demandait un grand soin pédagogique. Un jour, j’ai appris qu’elle aimait tellement venir en classe que ses parents menaçaient de la priver d’école quand ils voulaient la punir de quelque chose. Je pense que mon contact et celui de ses amis lui faisait du bien.
D’autres sont devenus des amis au fil des ans et je les côtoie toujours. J’en ai même revu qui ont choisi la profession enseignante et qui m’ont dit que j’étais à l’origine de leur choix. D’ailleurs, quand je suis devenue chargée de cours à la Faculté d’éducation, j’ai retrouvé certaines de mes anciennes du primaire parmi mes étudiantes. Mieux : j’ai aussi enseigné au primaire à une jeune femme, puis à sa fille, que j’ai ensuite revue parmi mes étudiantes au bac à l’UdeS! Et je suis très fière de dire que ma propre fille enseigne aujourd’hui à Saint-Ferdinand, toujours dans ma région, aux enfants de mes anciens élèves.
Quand avez-vous songé à enseigner à l’Université?
J’avais fait mon bac en adaptation scolaire à l’Université Laval et j’envisageais plutôt d’enseigner au collégial. Puis, le directeur de mon école m’a suggéré de suivre des cours à l’UdeS pour devenir superviseure de stages. Ça me faisait trois heures de route! Après un moment, on m’a offert ma première charge de cours : un atelier d’un crédit qui jumelait un professeur universitaire et une enseignante du primaire. Le temps a fait son œuvre et j’ai fini par donner le cours toute seule, puis par enseigner au BEPP, où j’ai fait la rencontre de plusieurs professeurs, dont Hélène Larouche. J’ai continué jusqu’en 2014 et j’ai poursuivi la supervision de stages au BASS jusqu’en 2020. Toujours avec ces fameuses trois heures de route!
J’ai eu une élève qui m’a adressée la parole pour la première fois seulement en février. De nos jours, elle aurait probablement eu un diagnostic d’autisme. C’était une élève comme on en voyait très peu, car la plupart des familles les gardaient alors à la maison.
J’ai aussi occupé un poste de conseillère pédagogique à la commission scolaire, qu’on m’a confié au moment de la réforme pour accompagner le personnel enseignant pendant la transition. C’était un rôle important qui me permettait de maintenir le contact avec les jeunes enseignantes et enseignants et avec les maisons d’édition qui produisaient le matériel. J’ai conservé ce rôle entre 2000 et 2004, en même temps que j’enseignais à l’Université. Ça me donnait une perspective unique sur l’univers de l’enseignement, dont je faisais profiter les étudiantes et les étudiants.
Vous avez enseigné près de 30 ans au primaire. Retourneriez-vous en classe aujourd’hui?
Une chose est très claire : je referais exactement la même carrière. Offrez-moi un contrat de 30 ans et je plonge. Chaque expérience que j’ai vécue m’a préparée à la suivante. Ainsi, chaque fois que j’ai donné un conseil à des stagiaires, c’était en toute connaissance de cause.
Diriez-vous que les enfants d’aujourd’hui sont si différents de ceux que vous avez côtoyés?
À la base, pas tellement. Pour moi, la condition essentielle à leur réussite a toujours été de créer un lien d’attachement fort avec eux. Dès que ce lien est en place, tout est possible avec tous les élèves. Mais ce lien est aujourd’hui de plus en plus difficile à créer, car plusieurs enfants sont désormais partagés sur le plan de l’attachement : une semaine chez papa, une chez maman; il y a la conjointe de papa, le conjoint de maman. Plusieurs en sont bouleversés. Ça signifie que l’enseignant ou l’enseignante qu’ils ont dans leur vie doit être stable pour créer un tel lien. Si l’enfant change quatre fois d’enseignante au cours de l’année, c’est très difficile.
Une chose est très claire : je referais exactement la même carrière.
Quand avez-vous compris l’importance de créer ce lien d’attachement fort avec les élèves?
J’ai passé plusieurs années à peaufiner mon approche un peu naturellement, en suivant mon instinct. Puis, quand je suis revenue à l’Université pour mes études de 2e cycle, la théorie que nous voyions en classe m’a révélé pourquoi mes stratégies fonctionnaient. La théorie a joué un rôle essentiel dans ma compréhension de ces mécanismes. On parle souvent de l’importance de la pratique, mais sincèrement, c’est l’apport théorique qui m’a le plus éveillée à cette réalité si déterminante pour la réussite de l’élève. Si tu cherches toujours à fonctionner par instinct, tu ne sauras jamais pourquoi tes stratégies portent fruit… ou pas. Même si c’est parfois exigeant intellectuellement, profiter des découvertes faites par des spécialistes, c’est ce qui permet d’avancer. La théorie vient donner des bases solides à ton action.
Si vous tentiez un constat sur l’état actuel des choses en éducation, que diriez-vous?
Les perceptions sont difficiles à modifier de nos jours. Quand une jeune fille a passé son primaire et son secondaire à voir défiler une multitude de profs vivant une situation précaire, sans sécurité d’emploi et de revenus, elle y pensera deux fois avant de viser la profession enseignante. Si tu t’inscris en informatique, il y aura de l’avancement pour toi; en enseignement, c’est bien différent. À mon avis, l’image de la profession a commencé à piquer du nez dans les années 1980, quand les grandes vagues de coupures ont eu pour effet de rabaisser la fonction publique. Avant, on entendait rarement des parents s’opposer à ce que demandait l’enseignante de leur enfant. Après cette vague, le public a commencé à voir les professeurs comme des profiteurs, qui l’avaient facile. L’image des enseignants a besoin d’être redorée, car elle était très belle au départ et ne méritait pas ce changement, qui a aussi marqué les fonctionnaires. D’ailleurs, je réponds parfois à ceux qui disent que nous sommes privilégiés d’avoir deux mois de vacances par année que ce calcul ne tient pas la route : les enseignants ont trois semaines de convalescence, puis le reste en vacances! À partir du moment où nos enseignants seront fiers de leur profession, ça ira mieux. Mais la route est longue : à quand un ministre de l’Éducation qui prendra la parole pour nous dire son admiration et poser des gestes concrets afin d’influencer les perceptions du public?
Même si c’est parfois exigeant intellectuellement, profiter des découvertes faites par des spécialistes, c’est ce qui permet d’avancer. La théorie vient donner des bases solides à ton action.
Que diriez-vous à une jeune personne qui envisage de faire carrière en enseignement?
Que rien de tout ça n’efface le fait qu’un enseignant, contrairement à Loto-Québec, ça change le monde! Aucune autre profession n’apporte autant de reconnaissance aussi directe : les enfants te prennent dans leurs bras, te font sentir leur amour et leur appréciation, te font des cartes. Notre effet sur chaque personne est majeur. On a un effet direct sur le parcours des élèves, et donc sur toute la société. Celle-ci a bien sûr un grand rôle à jouer, mais le fait est que les enseignants sont des personnes significatives dans nos vies. En ce qui me concerne, ça m’a donné une carrière extrêmement satisfaisante, dont je suis très fière.
Un grand merci pour toutes ces confidences.
Ce fut un plaisir.