Rescaper : un verbe sauvé de la critique
Le 10 mars 1906, dans le nord de la France, une tragédie minière fait plus de mille morts. Au bout de trois jours, les propriétaires de la mine font cesser la recherche de survivants. Vingt jours après l'explosion, soit le 30 mars, treize mineurs émergent de la mine, s'étant eux-mêmes frayé un chemin à travers les débris pour finalement gagner le puits. Des mineurs et des journalistes belges présents ont nommé ces miraculés des rescapés, forme wallonne de réchappé (du verbe réchapper). C'est ce mot que les journalistes parisiens ont repris pour rapporter la nouvelle, et c'est ainsi que le mot rescapé a intégré le lexique français. Si le nom et l'adjectif (un rescapé, une personne rescapée) sont aujourd'hui panfrancophones et parfaitement banalisés, il n'en est pas de même du verbe rescaper, rarement utilisé en Europe francophone, mais qui est très courant en Amérique du Nord.
Et elle, Pélagie, avec les lambeaux de famille qu'elle avait réussi à rescaper du Dérangement, avait atterri à l'île d'Espoir, au nord de la Géorgie
Elle est morte à moitié brûlée, à moitié noyée, un bébé dans ses jupes qu'elle a laissé vivre et pleurer, qu'on a pu rescaper
Elle a l'intention de coudre les morceaux qu'elle peut rescaper pour ensuite les transformer en couvertures
Cette distinction d'emploi ne date pas d'hier. Dès 1929, constatant que notre usage diffère de celui de la France et de la Belgique, on tente de limiter l'emploi de rescapé et de bannir le verbe de notre langue courante.
" Rescapé ". - Ce mot étrange n'appartient pas à la langue régulière. C'est un terme dialectal, usité, si je ne me trompe, dans le nord de la France et en Belgique, pour désigner un mineur qui a échappé à un coup de grisou; et comme substantif seulement : un rescapé. Or voilà qu'il sert, chez nous, à désigner arbitrairement n'importe qui a été sauvé de n'importe quel accident; et, pour comble, on en fait un verbe, simplement synonyme de sauver. On dira, par exemple, que dix personnes ont été rescapées d'un naufrage ou d'un incendie. C'est pure fantaisie et barbarisme.
À partir de 1950, les chroniqueurs québécois se félicitent plutôt du destin de rescapé et de rescaper et s'en servent comme exemples pour célébrer la vitalité de la langue. Aujourd'hui, on observe que rescaper fonctionne ici comme un vrai synonyme de sauver, s'appliquant aussi bien à des personnes qu'à des objets, alors qu'en Europe francophone, seuls le nom et l'adjectif sont d'usage courant et ne s'appliquent qu'à des personnes.