Chapeau postmoderne
L'Université peut-elle porter le chapeau postmoderne? Du mondial à l’universel, le défi du 21e siècle?
Jean-Pierre Kesteman, Ph.D.
Université de Sherbrooke (Québec, Canada)
Une fois que le savoir n’a plus sa fin en lui-même
comme réalisation de l’idée ou comme émancipation
des hommes, sa transmission échappe à la responsabilité
exclusive des savants et des étudiants.
Jean-François Lyotard
La condition postmoderne (1979)
Mes propos d’aujourd’hui vont s’attacher à quelques défis rencontrés par l’université en ce début du 21e siècle.
Puisque je m’adresse à un public d’universitaires ou à des personnes ayant à cœur l’université, je ne ferai pas un long préambule pour justifier de l’intérêt du sujet. On pourra certes questionner la pertinence de l’approche historique dans le traitement d’un thème si contemporain. Ou même évoquer le fait que la « nouvelle université du 21e siècle » constitue un phénomène quasi hors du temps, presque atemporel. C’est ce qu’affirmait, en substance, Michael Gibbons, secrétaire général de l’Association des universités du Commonwealth. Examinant récemment le « nouveau mode de production du savoir », Gibbons y voyait l’aboutissement inéluctable de l’évolution de toutes les universités de la planète, le paradigme quasi universel, peut-être définitif, sur lequel les universités devraient toutes s’aligner, sous peine de disparaître (Gibbons, 1998).
Mais les apologistes de ce paradigme, qui y voient le stade ultime de l’évolution des universités, se gardent généralement de dire qu’il se confond en réalité avec un modèle américain de la fin du 20e siècle. C’est-à-dire un phénomène historique, résultat de l’évolution de l’université américaine depuis plus de trois siècles, reflet de l’histoire plus générale de l’économie, de la société et de la culture des États-Unis.
Par ailleurs, certains universitaires croient que la résistance à ce modèle américain, présenté comme « mondial », peut s’organiser à l’abri de l’autonomie traditionnelle de nos institutions. C’est sous-évaluer, à mon avis, le poids historique des transformations économiques et culturelles du dernier quart du 20e siècle. Celles-ci, symbolisées par le capitalisme néolibéral et par la critique dite postmoderne, semblent avoir laminé toute existence « indépendante » des universités dans la société contemporaine.
C’est donc bien l’historien qui vous invite aujourd’hui à un double retour dans le passé. Dans la première partie de notre exposé, nous nous pencherons sur les grandes lignes de l’évolution de l’université américaine jusqu’à aujourd’hui. Dans la seconde partie, nous examinerons comment les transformations économiques et culturelles du dernier quart du 20e siècle sont venues conforter l’assise du modèle universitaire américain.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’accélération presque exponentielle des transformations sociales s’est soldée par des crises et mutations profondes de toute une série d’instances, de la famille aux Églises, de l’armée à l’État-nation. L’université n’y a pas échappé.
En quelques décennies, sous nos eux, l’université, qui constituait une institution au coeur du tissu social, se justifiant par un projet universaliste issu de la modernité, a évolué vers de nouveaux statuts. Vers 1970, elle commença à se muer en organisation bureaucratique professionnelle, puis, après 1990, du moins dans certains pays, elle se mit à ressembler à un type de corporation privée du secteur des services (Mintzberg, 1996 [1981]). Simultanément, sa référence passait de l’État-nation au marché, de l’universel au mondial.
Devant cet emballement, l’universitaire, quelle que soit sa discipline de référence, ne peut, à mon avis, rester indifférent. Je parlerai donc ici de questions graves, de gestes urgents. La dernière partie de mon exposé identifiera ce que j’ai appelé ailleurs « le débat de l’université », quelques pistes, en fait, sur les actions à envisager face aux défis de l’heure (Kesteman, 2000)
Deux remarques préliminaires avant d’aborder l’essentiel de mon propos.
1° Mes réflexions se veulent généralisantes. Je n’évoquerai donc pas la situation d’universités particulières, ni les problèmes existentiels auxquels sont confrontées les universités francophones de Belgique, mais je traiterai de l’université en général. Il est vrai qu’en Europe subsistent des systèmes universitaires, marqués par une tradition séculaire et colorés par les spécificités culturelles des diverses nations. En ce sens, ce que je dirai du processus d’évolution des universités pourra évidemment varier d’un pays à l’autre, d’un établissement à un autre, du moins en ce qui concerne la chronologie et le degré d’intensité des transformations. Mais les tendances de cette évolution me semblent bien nettes et, à première vue du moins, irrésistibles.
2° Le Québec est un bon observatoire des tendances qui se sont développées aux Etats-Unis. Comme pour d’autres, le modèle américain à la fois nous fascine et nous dérange. Malgré nos liens avec une tradition culturelle européenne et une volonté de maintenir la langue française au cœur de nos institutions, nous avons été amenés à nous aligner sur nombre de paramètres de l’université américaine. Signalons simplement à notre auditoire que pour plusieurs formations professionnelles de calibre universitaire, ce sont des organismes américains d’accréditation qui viennent vérifier si nos programmes de formation satisfont aux normes états-uniennes.
1. L’évolution de l’université américaine
En s’implantant dans le Nouveau-Monde, les universités coloniales s’inspirèrent des modèles culturels et scientifiques qui étaient en vigueur dans leurs mères patries respectives. Mais dans le cas des Treize-Colonies britanniques, berceau des États-Unis, l’influence de l’université anglicane dut d’emblée composer avec un nouvel environnement culturel et social, qui permit aux sectes protestantes dissidentes d’introduire un type différent d’université (Roberts, 1996).
C’est que la société coloniale américaine n’avait pas à lutter contre la noblesse des établissements ou la présence du pouvoir royal. Elle put ainsi créer des établissements de haut savoir selon un modèle inédit, sans tenir compte de la vision médiévale qui imprégnait encore l’université européenne, sans être empêtrée non plus dans une pédagogie de type scolastique. Qu’ils portent le titre d’université ou de collège, ces premiers établissements d’enseignement supérieur rappelaient certes les collèges affiliés des universités d’Oxford et de Cambridge, mais au lieu de détenir leur charte et leur finalité du Roi ou de l’Église, ils reflétaient le consensus de la société civile, de la community locale.
Émanation d’une société de bourgeoisie marchande, puis industrielle, les universités américaines furent toujours sensibles à leur environnement socio-économique. Elles développèrent très tôt une tradition de service à la communauté et une volonté de répondre à des problématiques concrètes. Marquées par cette orientation pragmatique, elles s’intéressèrent plus à la formation de certaines professions et aux applications des sciences qu’à la mise à jour constante de l’idéal de synthèse scientifique et culturel.
Plus rapidement que leurs consoeurs européennes, elles intégrèrent de nouvelles disciplines scientifiques, conçues comme du savoir appliqué à l’agronomie, à l’ingénierie ou au commerce. Enfin, par désir à la fois d’efficacité et d’insertion dans la société civile locale, elles s’ouvrirent aux groupes et aux compagnies qui avaient recours à leurs services, qui participèrent à leur financement et qui firent partie de leurs Boards of Trustees.
Comme le résume bien Michel Freitag, il est ainsi dans la nature de l’université américaine d’évoluer vers le statut d’«entreprise», gérée avec un souci d’efficacité et dans la perspective d’une adaptation continue à la demande sociale et économique, fonction qui contraste fortement avec l’idée européenne de transmission et de développement d’un héritage ayant valeur «transcendantale» de civilisation (Freitag, 1995 :37).
Deux décisions prises au 19e siècle expliquent le développement surprenant du système d’enseignement supérieur des États-Unis, qui comporte, comme on le sait, des Community Colleges, des State Universities et des institutions privées.
Le Land Grant Act de 1862 prévoyait l’instauration de réserves foncières sur les terres non encore concédées, afin d’assurer dans les nouvelles zones de peuplement le financement de collèges, créés pour pouvoir «offrir à n’importe qui la formation dans n’importe quel domaine», essentiellement dans les domaines appliqués requis par l’établissement de nouvelles populations sur le front pionnier.
Par ailleurs, dès 1819, la Cour Suprême des États-Unis interdit le contrôle monopolistique par les autorités d’un État de l’enseignement supérieur de cet État. Elle établit au contraire que tout individu, groupe, église, ville, État ou compagnie privée avait le droit de créer des établissements et de les ouvrir à quiconque accepterait d’en payer les droits de scolarité.
Ces deux lois favorisèrent la multiplication de collèges et d’université publiques ou privées. Ainsi, en 1928, on dénombrait aux Etats-Unis 1 220 établissements d’enseignement supérieur, accueillant près d’un million deux cent mille étudiants (soit 15% des jeunes hommes et jeunes femmes âgés de 18 à 21 ans, près de cinq fois plus que les moyennes européennes du temps). Les chiffres de 1990 établissaient la présence de 3 100 établissements, totalisant près de douze millions d’étudiants, soit près de 50% de la classe d’âge de 18 à 21 ans (Perkins, 1991).
Peu entravée par la tradition, l’université américaine se transforma régulièrement en intégrant, durant tout le 20e siècle, de nouveaux territoires scientifiques et de nouvelles clientèles. Elle manifesta une capacité surprenante à faire coexister diverses philosophies de formation au sein de mêmes institutions. Elle put ainsi maintenir des programmes de Liberal Arts, rappelant la formation fondamentale et morale des colleges anglais. Mais elle s’ouvrit aussi avec enthousiasme au modèle allemand d’université de recherche et de liberté des cursus d’études. Elle s’étendit à l’extérieur des campus et en dehors du savoir universitaire strict, en intégrant des activités sportives, d’éducation des adultes ou de vulgarisation du savoir scientifique. Enfin, elle attira dans son orbite les nouveaux savoirs professionnalisés engendrés par la tertiarisation de la société.
Ce bourgeonnement de l’université américaine atteignit son apogée dans les années 1950. Elle était devenue alors «l’université de la multiplicité», la Multiuniversity, pour reprendre un concept forgé par Kerr (1967).
Université de formation de masse, elle s’était également déployée, à la faveur de la Seconde Guerre mondiale, en université de recherche. Survoltée par le financement des compagnies privées et par le soutien de l’appareil politico-militaire, elle avait pu attirer une portion de la crème des savants européens qui fuyaient le nazisme. Apres 1945, le développement des compagnies industrielles américaines à travers le monde et la guerre froide ne fit que renforcer ces traits.
Les États-Unis y gagnèrent une influence certaine sur la communauté scientifique du monde occidental. Le prestige de ses institutions-phares : Harvard, Berkeley, Princeton, Yale, M.I.T., fit bientôt de l’université américaine d’après guerre un modèle fascinant, même si la plupart des universités du monde n’avaient ni le désir, ni les moyens financiers, ni la mentalité culturelle pour l’adopter ou même s’en inspirer.
Ces transformations tous azimuts ne pouvaient qu’accélérer le déclin de l’idée séculaire, encore fortement ressentie en Europe, que l’université était avant tout un milieu éducatif, une institution vouée à mettre à jour les synthèses culturelles et scientifiques de la société, capable d’apporter une certaine vision unificatrice de la connaissance. Pour la Multiuniversity, devenue une véritable tour de Babel, déchirée par les demandes contradictoires des groupes de pression, morcelée en factions aux intérêts divers, l’heure de la bureaucratie était arrivée, seule capable de la sauver de l’anarchie et de l’explosion. Il ne pouvait en résulter qu’une profonde modification de la mission de l’institution comme de son rapport avec la société (Kerr, 1967; Touraine; 1972).
Michel Freitag a développé un modèle explicatif nous permettant d’interpréter las transformation profonde de l’université américaine dans les trois dernières décennies du 20e siècle. Selon Freitag, cette transformation s’est opérée en deux stades : tout d’abord celui de l’«université fonctionnelle», et ensuite celui de l’«université opérationnelle». Je tenterai brièvement d’exposer ce qu’entend par ces deux concepts le sociologue de l’Université du Québec à Montréal (Freitag, 1995 : 54-57).
La société environnante a d’abord commencé par interpeller l’université sur son caractère fonctionnel. L’institution a ainsi été sommée de s’adapter. De s’adapter à quoi? Aux besoins de la société. Entendons par là aux besoins de l’économie, aux contraintes du marché du travail, aux nouveaux modes de gestion de la production, mais aussi aux problématiques diverses et complexes rencontrées par les groupes sociaux et à la prise en charge d’innombrables types d’expertises. De s’adapter comment? En modifiant ses programmes de formation et ses activités de recherche, en fonction de l'évolution des besoins du milieu économique et social.
Mais, en épousant ce modèle d’adaptation fonctionnelle, l’université est entrée dans un processus, dont je relèverai deux conséquences. Premièrement, l’université s’est soumise à une dynamique continue de création et de modification de programmes d’études et de recherche. Il en est résulté une prolifération de cursus, de plus en plus spécialisés, diversifiés, modelés en fonction de besoins de plus en plus pointus. De plus en plus éphémères. Deuxièmement, l’université est entrée par le fait même dans une logique économiste et marchande, puisque sa fonction s’est apparentée désormais à assurer une offre de services en réponse à une demande et que sur ce marché, chaque université a été amenée à se positionner stratégiquement, à l’affût de nouveaux créneaux de formation.
Telle est l’université fonctionnelle, extravertie, descendue de l’isolement de ses campus, en partenariat avec l’industrie, avec les professions organisées, les groupes sociaux, qui acceptent, en contrepartie, de lui apporter de nouvelles sources de financement.
Toutefois, ajoute Freitag, l’université américaine est entrée (je cite) «de manière massive dans une phase (…), où le système d’insertion professionnelle établi et généralisé dans la première phase se consolide sur lui-même et pour lui-même (…) et où ce système tend à s’autofinancer organisationnellement, statutairement et budgétairement, secrétant du même coup ses propres besoins fonctionnels d’autoreproduction» (Freitag, 1995 : 54-55). Cette seconde phase est qualifiée par Freitag d’ «université opérationnelle».
Explicitons quelque peu ce dernier propos de Freitag. L’activité universitaire américaine tend, selon lui, à s’insérer, voire à s’intégrer dans une réalité sociale transformée par les techniques de la gestion, de l’information et de la communication. L’université, qui pouvait, il y a peu de temps encore, s’intéresser aux grands problèmes de la société, s’identifie désormais à l’analyse informationnelle de ces problèmes et s’incarne dans une myriade d’interventions ou de pratiques, parfois contradictoires, destinées à y apporter une solution.
Tout comme d’ailleurs les banques, les grandes industries, les ministères, les bureaucraties sociales et médicales, les universités se transforment en des millions de données informatives qui sont stockées, compilées, computées, analysées et reprogrammées en fonction des problèmes de toute nature qui traversent une société complexe, dans laquelle, à la limite, les problèmes de société se muent en demandes de centaines de groupes de pression sectoriels, voire individuels.
La formation s’épuise ainsi en « résolutions de problèmes », et la recherche ne vise plus à connaître la réalité du monde extérieur. La formule de Freitag ici est décapante. L’université, dit-il en substance, ne « reproduit » plus la réalité dans un discours scientifique et synthétique, elle « produit » « la réalité comme une artificialité indéfiniment dynamique, qui requiert sa prise en charge permanente » (Freitag, 1955 :55).
Si l’on tentait de passer du modèle structurel de Freitag à l’analyse historique, on pourrait affirmer, que dès la fin des années 60 et le début des années 70, l’université américaine avait intégré complètement le stade fonctionnel. Le décalage du Canada et du Québec sur ce plan ne dépasserait pas une dizaine d’années. Quant au stade opérationnel, il s’est développé dès les années 80 et s’est déployé à la faveur des années 90, particulièrement aux Etats-unis, mais aussi, bien qu’a des degrés divers, au Canada, en Australie, en Grande-Bretagne et ailleurs en Europe, à la faveur de la restructuration universitaire des pays de l’Europe méridionale et, ensuite, des pays de l’Est.
En conclusion de cette première partie, nous voyons que, contrairement à ce qu’une idéologie tente de nous faire croire, le modèle de l’université américaine du début du 21e siècle n’est pas l’expression de l’atteinte d’un idéal inégalable et irréversible.
Non, ce modèle n’est pas le reflet de la fin de l’histoire. Il a, au contraire, comme nous venons de l’exposer, un enracinement très net dans l’histoire économique, sociale et culturelle des Etats-Unis depuis près de quatre siècles. Et le futur de ce modèle continuera à être historique. En effet, dans la mesure où il ne prospère que grâce à l’influence dominatrice d’un système interrelié d’entreprises privées d’envergure mondiale, d’appareils bureaucratiques et militaires et d’organismes supranationaux (OMC, OCDE, FMI, etc.), il sera associé aux contradictions historiques que devra affronter ce même système dans les années à venir.
2. L’université, victime du « capitalisme postmoderne »
Que l’université américaine ait évolué ainsi en trois siècles et demi serait tout au plus un sujet d’intérêt académique si ce modèle n’était pas devenu, avec les années, non seulement une référence de plus en plus séduisante, mais encore un modèle activement proposé, à la limite presque imposé.
Car, ne nous leurrons pas, la transformation rapide de l’université de type américaine de ces dernières années a été d’autant plus redoutable qu’elle a été comme portée par les vagues de processus historiques divers, apparus dans les années 80 et 90.
Citons pour mémoire : le développement des technologies de l’information et de la communication; l’implosion du système soviétique; l’accent mis sur les savoirs tirés de l’information computée plus que sur la connaissance critique; l’internationalisation à l’échelle mondiale des flux commerciaux et financiers; l’affaiblissement du rôle de la société, de l’État-nation et des relais sociaux; la domination idéologique du capitalisme a la sauce néolibérale; l’adieu aux métarécits universalistes; l’abandon des liens entre la science et la visée d’émancipation de l’humanité. Tous ces processus sont aujourd’hui dopés par une double tendance inquiétante, les tentatives de domination américaines de ce que Jean Ziegler appelle « les nouveaux maîtres du monde », d’une part, les dérives du secteur de la génétique et des biotechnologies dans une logique de marché, d’autre part (Guillebaud, 2001; Ziegler, 2002).
Nous ne pouvons évidemment pas explorer en quelques minutes l’impact de tous ces phénomènes sur l’institution universitaire du début du 21e siècle. Peut-être me suggéreriez-vous de les coiffer du terme de « mondialisation »? Mais ce concept panacée me paraît scientifiquement inapproprié et idéologiquement suspect (bien que ceci soit évidemment un sujet pour une autre conférence)! Je vous propose plutôt d’examiner ces processus à la lumière de deux développements majeurs de l’histoire récente, l’un économique, le capitalisme néolibéral ou postfordiste, l’autre culturel, la critique postmoderne.
a. Le capitalisme postfordiste
Nous commencerons par jeter un coup d’œil sur l’évolution récente du capital, une évolution qui doit se comprendre, évidemment, à la lecture de l’interprétation des phases historiques antérieures du capitalisme, telles que les ont éclairées les lectures contrastées de Braudel et de Wallerstein, de Marx et de Weber.
La période trentenaire qui s’étendit de la fin de la Deuxième Guerre mondiale aux chocs pétroliers des années 1970 vit l’apogée du « fordisme », cette phase du capitalisme du 20e siècle, qui profita des études de Taylor sur la décomposition analytique du travail en tâches parcellaires. La production industrielle s’organisa désormais sur la base de la séparation entre la conception du travail, confiée au management, et son exécution, comprise comme une série de tâches standardisées et prescrites aux ouvriers.
Pour endiguer les forces sociales et politiques parties à l’assaut du mode de production capitaliste ou, plus crûment, pour endiguer le communisme révolutionnaire et l’influence soviétique, le capital ne pouvait plus compter sur les fascismes, comme il l’avait fait dans plusieurs pays durant les années 20 et 30. Discréditées par leur collaboration plus ou moins tacite avec l’occupant, les bourgeoisies nationales furent fort heureuses de trouver en 1945 un nouveau type de compromis, de type social-démocrate.
Le consensus entre l’État-providence, le capital et le travail allait fonctionner durant près de trois décennies. Le capital acceptait de consacrer une partie de la plus-value à des augmentations de salaire et à un financement partiel de la sécurité sociale. Les travailleurs consentaient au taylorisme et renonçaient à la grève révolutionnaire au profit de conventions collectives négociées. L’État, enfin, veillait à la paix entre classes et finançait les infrastructures de transport, de santé, d’éducation, de bien-être, de retraite, tous secteurs maintenus à l’écart de la sphère marchande.
Mais, dans les années 70, le fordisme entra en crise. La combativité ouvrière en lutte contre l’aliénation du travail parcellaire, en plus d’affecter le taux de profit, révélait l’inadaptation croissante du taylorisme dans l’industrie. De nouvelles théories de l’organisation de la production apparurent ainsi dans les années 80, au Japon comme en Suède, basées sur la responsabilisation, l’autonomie, la souplesse, l’autorégulation, le décloisonnement.
Cette mutation fut favorisée par plusieurs éléments. Tout d’abord, le recours massif à de nouvelles techniques d’informatisation ou de robotisation. Deuxièmement, la rationalisation assistée par ordinateur, bien connue à travers les slogans de qualité totale, de just-in-time, de standardisation de tous les procédés de production, du type ISO 9000. Enfin, dimension essentielle pour l’université, l’importance croissante apportée à la connaissance, à l’accumulation des savoirs, à la plus-value informationnelle.
Mais cette transformation des techniques de production n’aurait pas suffi à assurer la victoire aux forces dominantes. La crise était non seulement technique ou organisationnelle, mais aussi politique et culturelle. Une nouvelle lecture de la société devenait donc nécessaire. Élaborée au fil des années 80 et 90, la panoplie idéologique de ce que Vakaloulis a récemment appelé le « capitalisme postmoderne » a remis de l’avant le paradigme marchand, a célébré l’entreprise comme acteur social, a répandu une nouvelle vulgate de régulation et de dérégulation économiques, a propulsé le marché comme référent unique, a accentué la globalisation des échanges et a tenté d’effacer les solidarités professionnelles et sociales des salariés en jouant sur la promotion de nouvelles valeurs, l’individualisme, la souplesse, la compétence (Vakaloulis, 2001).
Le capitalisme postmoderne ne peut néanmoins se constituer en système cohérent et efficace qu’en élargissant sa base d’activités vers des secteurs jusque là maintenus en dehors de la sphère marchande. Voila pourquoi il lui est impossible de s’attaquer au secteur de l’éducation, ou plutôt de la formation. Pour des motifs de stratégie et de rentabilité, c’est le secteur de l’enseignement post-secondaire, supérieur ou tertiaire (que de concepts pour effacer même le mot « universitaire »!), qui est le premier visé.
Riccardo Petrella a fort bien analysé l’assujettissement de la connaissance aux logiques marchandes à travers ce qu’il a appelé « le double processus de scientifisation de l’économie et de la technique et de technologisation de l’économie et de la science faisant de la connaissance un facteur-clé de production et non plus un mode de recherche de la vérité » (Groupe de Lisbonne, 1995).
Je suis, pour ma part, depuis longtemps convaincu que l’université s’est intégrée à la sphère de l’utilité, aux lois de l’économie ambiante et qu'elle est entrée dans la production de marchandises. Ne produit-elle pas des diplômes, des inventions, des messages? Elle devenue un moyen de production, créant et diffusant des connaissances à haute valeur ajoutée potentielle. Elle est de plus en plu soumise aux lois de la concurrence, de la productivité et de la spécialisation, aux ukases de la rationalisation des fiances publiques. Elle est devenue dépendante du monde des affaires pour des commandites, des stages, des programmes de formation continue ou pour de généreuses contributions aux campagnes de financement. Ce faisant, l’université s’est arrimée à un processus par lequel elle tend à devenir elle-même marchandise (Kesteman, 1996).
Sous nos yeux, le capital continue à pénétrer le secteur de tous les services potentiellement lucratifs. Dans le royaume du marché-roi, les grands instruments de dérégulation comme l’Organisation mondiale du commerce ou la Commission européenne travaillent à des stratégies visant à enlever les monopoles étatiques sur l’éducation. Leurs conséquences sont de nature à déstructurer complètement l’enseignement supérieur tel que nous le connaissons. Citons la fin du monopole universitaire sur l’octroi des diplômes, la privatisation des données du savoir, la formation comme service payant et la fin des subventions gouvernementales aux institutions nationales (puisque les institutions d’autres pays auraient droit de demander l’égalité de traitement avec les nationaux tant pour les subventions que pour l’octroi de diplômes reconnus).
Pour le reste, dans une dialectique d’essais et d’erreurs, le capital tente de machiner l’apprentissage, d’informatiser le savoir, de développer l’expertise de formation des compétences dans l’entreprise même. Il espère qu’une fois les barrières réglementaires tombées et la sphère éducative complètement libéralisée, il pourra voir des corporations privées transnationales de services concurrencer les universités sur leur propre terrain, du moins dans les secteurs lucratifs.
Essoufflée par le changement de rythme intellectuel et organisationnel qu’on lui impose, alourdie par ses obligations d’enseignement de masse, l’université traditionnelle est moribonde. Les médecins du capital la déclarent condamnée, victime des valeurs passéistes. Ils veulent lui greffer des valeurs nouvelles, lui implanter des embryons développés au sein de l’entreprise, la voir comme le clonage réussi de la corporation privée. Le temps de l’université devient ainsi le temps du capital. Car, greffée désormais sur la sphère marchande, l’université ne perçoit plus de l’intérieur qu’un battement accéléré, celui du capital, auquel elle appartient viscéralement.
b. La critique postmoderne
Si l’histoire récente du capitalisme se laisse assez aisément appréhender, l’essoufflement des grands idéaux de la modernité et l’émergence d’une culture postmoderne constituent une tendance beaucoup plus complexe à interpréter. D’ailleurs, un des aspects de la crise de la modernité s’exprime par la difficulté même à établir le concept de postmodernité ou par l’apparente stérilité d’un débat de plus de deux décennies sur ce qui est moderne ou pas (Touraine, 1992).
À l’époque des Lumières, à la fin du 18e siècle, la modernité s’est constituée en Occident en rompant avec les valeurs et les institutions de la société d’Ancien régime, en plaçant sa foi dans la raison, gage de progrès, en se référant aux aspects transcendantaux de métarécits laïques comme le sens de l’histoire, en favorisant l’État moderne, les constitutions libérales, l’état de droit, « l’énonciation collective du nous » (We, the people…) (Readings, 1996).
Or, l’ébranlement des sociétés capitalistes entre 1968 et 1978, de la révolte des campus au second choc pétrolier, rendit de plus en plus difficile l’explication des transformations sociales dans le cadre du système de pensée issu de la modernité.
La critique postmoderne tient en gros le discours suivant : La science est devenue barbare, le progrès s’est accompagné d’oppression ou d’aliénation, la raison déraisonne, la ville étouffe, l’histoire perd toute signification, l’humanité ne sera pas émancipée, la métaphysique est sans issue, les grands récits normatifs sont un leurre. On connaît la formule de Lyotard : « le crime, c’est-à-dire Auschwitz, ouvre la postmodernité » (Lyotard, 1988 : 33). Ou la variante : la philosophie de l’histoire mène au socialisme qui mène au goulag…
L’université ne pouvait qu’être touchée de plein fouet par cette attaque idéologique. En effet, ce fut par son adhésion aux objectifs de la modernité que s’opéra au 19e siècle la transformation des universités européennes. L’université moderne se constituera en effet en rompant avec l’université dogmatique et scolastique héritée de la fin du Moyen-Âge comme les bourgeoisies avaient rompu avec l’Ancien régime. L’université dut son importance au rôle protecteur de l’Etat nation. Elle s’appuya sur une culture de la rationalité, hostile aux dogmatismes, nourrie par la science, à la fois recherche scientifique et recherche de la vérité, vivifiée par la philosophie, par l’éducation, par ce que les Allemands appellent la Bildung. Un triomphe de la raison, qui émanciperait l’humanité tout entière en la menant au bien et au vrai.
Si bien que l’université, pendant deux siècles, se fit le héraut de la modernité, en fut à la fois le symbole et le bras opérationnel, lui fournit son outillage idéologique, culturel et éducatif. À l’abri de la sphère marchande, à distance de l’État mais sous sa protection bienveillante, elle put constituer un espace à mi-chemin du public et du privé, une agora indispensable à la société démocratique et agissante.
Dès lors, il n’est pas étonnant que les campus aient été un des hauts lieux des révoltes de la fin des années 60. Ce que Boltanski et Chiapello ont appelé « la critique artiste », visait l’aliénation, la déshumanisation causée par la technique et la technocratie, l’absence de créativité. Elle revendiquait la fin des contrôles patriarcaux, soit la libération des femmes et l’émancipation des jeunes. Elle dénonçait le paternalisme, les cadences, le pouvoir hiérarchisé du monde de la production, elle rêvait d’autogestion. Mais plus profondément, la critique artiste réfutait le pouvoir de juger autrui, contestait l’autorité et le devoir d’obéissance, exigeait la participation aux décisions, allant jusqu’à revendiquer la suppression des examens et toute forme de sélection universitaire (Boltanski, Chiapello, 1999).
c. L’université, de la confusion à l’illusion
Ainsi dans les années 70 et 80, l’université s’est trouvée confrontée aux offensives distinctes mais convergentes du capitalisme postfordiste et de la critique postmoderne. Un quart de siècle a suffi pour que, dans nombreux pays, ce couple bizarre du capital et de la postmodernité s’arroge une puissance tutélaire sur l’université moderne, sur cette institution bi séculaire. Comme d’autres lieux de la socialité, l’université est écartelée entre l’individualisme de ses membres et le totalitarisme du marché. Comment celle-ci a-t-elle pu tomber à ce point dans la confusion et être entraînée dans l’illusion? C’est la question qu’il faut se poser si l’on veut comprendre le destin actuel de l’université.
Rappelons-nous qu’à l’époque, l’université essayait de s’adapter aux contraintes de l’enseignement de masse. La crise économique qui suivit les chocs pétroliers, marquée par l’inflation, la stagnation, le chômage et la reconstruction industrielle, signifia pour les universités de nombreux pays un premier temps d’arrêt du soutien financier de l’État, qui en s’était pourtant pas démenti durant la période de croissance étudiante des populations issues du baby boom.
Mais ces années furent emblématiques aussi à cause de deux processus significatifs, dont les effets combinés pavèrent la voie à l’université contemporaine.
Le premier de ces processus fut d’ordre culturel. La critique de type mai 68 sur la rigidité de certaines conceptions de l’enseignement et de l’organisation universitaires commença à s’essouffler (Boltanski et Chiapello, 1999). Cette critique était à la fois trop libertaire et trop fragmentée pour s’incarner dans un nouveau type institutionnel, mais elle était finalement assez décapante pour ébranler idéologiquement une institution qui avait fini par confondre la modernité avec le splendide isolement des campus et l’autorité paternaliste. L’université se trouva subitement à la recherche d’une idéologie de rechange. Elle n’eut guère d’hésitation à enfourcher le cheval du capital à la robe néolibérale. Avalée peu à peu par la sphère marchande, l’université se mit, du moins dans certains de ses segments, à accepter à la fois l’argent du capital et son idéologie. Du pain et des jeux!
Second processus à l’œuvre dans les universités, le virage technologique et le développement intensif des disciplines requises par l’évolution du capital : ingénierie de projets, du design à la mécatronique, management, informatique. Comme on le sait, le tournant pris alors par la recherche universitaire, entre autres dans ces champs disciplinaires, fut symptomatique d’un nouvel esprit, d’une nouvelle philosophie des chercheurs, des gestionnaires des universités et des répondants siégeant dans les grands conseils universitaires.
Mai 68 avait introduit la confusion dans l’université moderne. Elle ne savait plus trop que faire. Elle gardait tant bien que mal le regard tourné sur les idéaux que lui avaient fixés jadis Humboldt ou Newman. Elle ne crut pas devoir intervenir dans le débat postmoderne. Un peu gênée, elle commença à mettre à l’écart, parfois même au rebut, les idées d’universalité. Elle se sentait moins capable de vivre sa tension existentielle entre l’unité du projet de la connaissance et la multiplicité des disciplines scientifiques. Dans certaines institutions, il fut question de fermer des départements de philosophie. Puis, tout à coup, dans les années 80, elle eut un coup de cœur. Le chapeau néolibéral Margaret Thatcher et les lunettes de Bill Gates lui parurent fort séduisants.
Il y aurait beaucoup de choses à dire sur l’université au temps du capitalisme postmoderne, mais, faute de temps, je n’en évoquerai qu’une seule facette, la mutation de son système de référence. En quelques années, celui-ci est passé de l’universel au mondial.
Au cours de son histoire presque millénaire, l’université a renoué à plusieurs reprises avec l’idée de l’universalité, de la Somme théologique composée par Thomas d’Aquin à l’Université de Paris au milieu du 13e siècle jusqu’au projet des philosophes idéalistes allemands contemporains de la réforme de Von Humboldt à l’Université de Berlin au début du 19e siècle. Quelles que fussent ses variantes nationales, l’université issue des Lumières s’est particulièrement inscrite dans un projet universaliste, d’universalité de la Raison, de la science, active auprès de tous les êtres humains, sans distinction de races, d’âge ou de statut social.
Dans les années 1960, dans nombre d’institutions universitaires, l’idée universaliste prit les couleurs du mondialisme. Il s’agissait à l’époque de trouver une voie d’avenir qui transcendât le conflit idéologique et militaire du capitalisme et du communisme. La décolonisation achevée du moins formellement, un nouveau statut d’égalité entre les peuples poussait les universités des pays riches à soutenir la naissance et le développement d’universités dans les pays « en voie de développement ».
Certes, le mondialisme comme courant politique dura ce que dura le Tiers-mondisme, de Nehru à Nasser. Mais l’idée universaliste ou mondialiste, legs de la modernité de Kant et de Humboldt? Qu’en fit l’Université? Fut-elle capable de développer les aspects positifs de sa situation dans un monde élargi, de profiter de l’internationalisation des flux scientifiques sans tomber dans les excès de l’économisme technicien, de développer une vision humaniste et mondiale de l’accès à la connaissance? Fort peu. Et pourtant, c’est tout cela qui aurait pu, encore aujourd’hui, être le « mondialisme » de l’Université.
La mondialité universitaire n’a donc cheminé de concert ni avec l’universalisme des valeurs de la Modernité ni avec le mondialisme de l’entraide tiers-mondiste. À l’aube du 21e siècle, la mondialité universitaire n’a plus aucune couleur. Elle se confond avec la façade terne de la mondialisation. En enrobant la métamorphose d’un sirop idéologique tel, qu’on tente de nous faire avaler la « mondialisation » pour la véritable atteinte de l’Universalisme de la Modernité. Car, ne l’oublions pas, le capitalisme postmoderne joue en même temps sur la scène marchande et sur la scène symbolique.
Mais certaines voix aujourd’hui se lèvent pour réclamer de l’université qu’elle redevienne une nouvelle fois l’université de l’universel (Quéau, 1997), contribuant « à créer une véritable culture mondiale, appuyé sur ce que les moyens nouveaux de représentation peuvent apporter de nouveaux espaces de compréhension ». Une université qui contribue à recréer le lien social dissous par le capitalisme postmoderne.
Conclusion
De par la force des choses, cet exposé, j’en suis conscient, est trop succinct et comporte de nombreux raccourcis. Nous avons néanmoins pu percevoir :
1° que le développement des rapports de forces économiques, politiques et culturelles des dernières décennies avaient propulsé, comme paradigme prétendument unique, un modèle d’université bien enraciné dans la tradition historique des États-Unis;
2° que l’éducation et l’université étaient peu à peu devenus le territoire du capitalisme postfordiste;
3° et que les idéaux universitaires d’antan, forgés dans la modernité et l’universalisme, étaient devenus incompréhensibles ou inutilisables dans la dilution de la postmodernité.
Pour certains, il en résulte que l’université est « en ruines » (Readings, 1996), qu’elle « a fait naufrage » (Freitag, 1995), qu’elle est « défunte » (Kesteman, 1995).
Bref, le mot crise, dans toutes ses acceptions, médicale, économique, théâtrale, psychologique, n’est donc pas, pour une fois, galvaudé.
La crise est un moment irremplaçable. Nous dépendons d’elle pour nous faire passer du non-sens au sens. « L’individu et le groupe, disait Guattari, ne peuvent faire l’économie d’une certaine plongée dans le chaos. Toute la question est de savoir ce que nous retirons de cette plongée : un sentiment de désastre ou la révélation de nouvelles lignes du possible? » (Guattari, 2000 : 90).
Sachons que rien ne sera facile dans l’université de demain, elle qui a troqué, en grossissant, tel un bernard-l’hermite, sa vieille carapace culturelle pour une coquille marchande. Elle devra en effet choisir entre les tentacules du marché et la société civile internationale en lente voie de recomposition, choisir entre le développement technico-marchand et la reconquête du Politique.
L’intellectuel québécois Fernand Dumont s’interrogeait, il y a quelques années déjà sur ces problèmes. « Nous assistons, écrivait-il, à une transformation de l’espace social. De sorte que s’interroger aujourd’hui sur les responsabilités de l’intellectuel et par conséquent, sur ce qui peut encore justifier son existence, c’est examiner aussi bien celles qui concernent la Cité du savoir où il œuvre que celles qui touchent à la Cité politique où il a qualité de citoyen » (Dumont, 1995 : 232).
Mais comment l’université retrouvera-t-elle sa place dans la Cité? Y a-t-il encore une Cité? Bourdieu soulignait que « les luttes actuelles doivent se porter en priorité contre le dépérissement de l’État » (Bourdieu, 1998 : 46). Or, qu’il soit englué dans les tentacules de la recherche marchande ou qu’il soit un nostalgique de la tour d’ivoire, l’universitaire d’aujourd’hui est réticent à la perspective de plonger dans l’arène sociale. Il est mal à l’aise avec l’idée du Politique (le Politique, pas nécessairement la politique!).
Je crois néanmoins que l’université sera politique ou sera inutile. Et, pour étoffer quelque peu ces dernières paroles, je ne puis que vous renvoyer à quelques penseurs de notre temps, à des voix de maîtres, capables de nous projeter au-delà de notre torpeur.
Il faut écouter Jürgen Habermas, qui a parlé il y a déjà longtemps de « l’agir communicationnel », de la nécessité de recomposer la société vivante à l’ère babélique de la postmodernité, en tissant l’alliance entre les groupes qui acceptent la solidarité et la discussion libre, argumentés et finalement consensuelle (Habermas, 1987). Cette idée a été jugée illusoire par les tenants de la postmodernité (Lyotard, 1979). Aujourd’hui, le philosophe allemand nous met en garde contre les dérives des biotechnologies et du déchiffrement du génome, un accroissement de liberté qui doit, selon lui, être réglementé. Une position qui n’est pas sans trouver écho chez Francis Fukuyama, lequel évoque la nécessité de mettre des entraves à une recherche scientifique présentée comme inéluctable (Habermas, 2002; Fukuyama, 2002).
Il faut écouter Castoriadis, qui souhaite que l’individu, privatisé dans sa sphère privée, cynique et désenchanté par rapport à la sphère politique, retrouve la sphère médiane entre le privé et le pouvoir, ce qu’il appelle « l’agora, lieu des activités publiques communes des individus ». Lieu où contrecarrer « la destruction du collectif et l’appropriation par le marché et le privé des sphères publique et sociale » (Castoriadis, 2000).
Il nous faut écouter ces voix, venues du Québec, de la première ligne de front en quelque sorte, qui nous parlent.
Ainsi Michel Freitag, qui considère que la postmodernité n’est pas le terme synthétique de toute la démarche moderne, mais n’en est que l’antithèse provisoire. « La synthèse, dit-il, se trouve par conséquent entièrement devant nous, comme notre tâche la plus difficile et la plus exigeante ». Nous voilà, ne pensez-vous pas, aux antipodes « de la fin de l’histoire » ou « du dernier homme ». Et Freitag d’ajouter : « le lieu stratégique d’une lutte contre la dissolution technocratique […] paraît […] être celui de la pédagogie, de l’enseignement » (Freitag, 1995 : 229, 264).
Ainsi, Jean Hamelin qui nous déclare : « La fonction de l’utopie est moins de préfigurer l’avenir, de trouver des solutions aux maux présents que de faire prendre conscience que cet avenir se prépare et que nos gestes d’aujourd’hui ne seront pas sans lendemain » (Hamelin, 1990 : 367).
Enfin, Fernand Dumont, qui nous rappelle que, dans la postmodernité où se trouvent détruits « un grand nombre de mécanismes sociaux qui transmettaient un héritage de savoirs et de valeurs », il faut voir dans l’université et dans la pédagogie en général le lieu où « le partage du savoir […] devrait être l’utopie qui alimente la justification de la cité savante » (Dumont, 1995 : 242).
Oui, l’université est une institution à la fois mythique et historique, un modèle idéal et une pléiade de variantes nationales. Elle est à la fois le lieu de l’autonomie et de la dépendance au milieu. Elle est abstraite et concrète, diverse et une. Cette université est en crise, mais il appartient aux universitaires d’analyser la crise, de penser la crise, de peser sur la crise.
Il leur appartient de se rappeler que le « rôle de l’université est de l’ordre de la vérité, non du profit » (Thorens, 1998); que sa finalité est celle « d’une pratique intellectuelle guidée par la recherche du vrai et du bien » (Lucier, 2001). Il leur appartient d’enlever les lunettes de Bill Gates qui n’ont soigné qu’une myopie virtuelle. Il leur appartient de remiser au placard le chapeau néolibéral de Margaret Thatcher. Il leur appartient de tenter de reprendre la parole, de réamorcer le débat sur l’université. De rejoindre les forces vives d’une société civile internationale en voie difficile de recomposition.
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