Louis Valcke
L'actualité paradoxale de Jean Pic de la Mirandole (1463 - 1494)
Conférence prononcée au déjeuner de l'APPRUS le 20 octobre 2007 par le professeur émérite Louis Valcke, retraité de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de l'Université de Sherbrooke.
1. Brève présentation de Jean Pic de la Mirandole
Mirandole est une petite ville d'environ 5 à 10 000 habitants, située à la limite méridionale de la plaine du Pô, entre Ferrare et Parme. La famille comtale qui y régnait se prétendait de très ancienne noblesse, puisque qu'elle disait descendre d'un certain Picus, petit-fils de l'empereur Constantin, ce qui n'est pas peu dire!
De pères en fils, les Pico étaient hommes de guerre et, en tant que condottieri, ils avaient amassé une vaste fortune. Les deux fils aînés Galeotto et Antonmaria suivirent la voie de leur père. Antonmaria devint même commandant de la garde pontificale, ce qui plus tard ouvrira les portes du Vatican au jeune Giovanni, né le 24 février 1463 et qui mourra à Florence le 17 novembre 1494, probablement empoisonné sur ordre de Pierre de Médicis, pour avoir pris le parti des piangioni («pleurnichards»), partisans de Savonarole. Entre les deux aînés et Jean, il y eut deux filles dont la beauté était célébrée partout et qui firent de très beaux mariages, ce qui ouvrit bien des portes à leur petit frère. Le père meurt en 1467, Jean Pic a 4 ans et sa mère, Giulia née Boiardo, décide de prendre en main son éducation. Giulia Boiardo, à l'encontre de son mari et de ses fils aînés, est une dame très raffinée, maîtrisant parfaitement le latin, pratiquant la poésie courtoise française, musicienne, versifiant à la mode Pétrarque. Très pieuse, elle destine son dernier-né à une carrière d'Église, «bien moins dangereuse que celle des armes, écrit-elle, et d'où la famille tirerait plus grande gloire». Elle fait de son fils un parfait bilingue latin-toscan, mais elle regrette de ne pas connaître le grec.
Comme elle le voit déjà cardinal, et il en avait l'étoffe, elle inscrit Jean à l'université de Bologne, qui, fondée en 1087, est la plus ancienne université européenne. Depuis toujours, Bologne est le centre des études juridiques: utriusque juris (droit civil et droit canon). C'est la voie royale pour atteindre la pourpre. En 1477, Jean a 13 ans et en fils obéissant il s'incline devant les impératifs maternels. Il s'inscrit donc à la faculté de droit. Son neveu et premier biographe affirme cependant que Jean a horreur de ces matières juridiques, que son idéal serait «d'explorer la nature». Fatum ou bénédiction de la Providence, Giulia Boiardo meurt en août 1478, ce qui délivre son fils de toute tutelle et le met à la tête du tiers de la vaste fortune familiale. Jean poursuit néanmoins ses études juridiques, qui après une seconde année lui donneront quand même un vrai diplôme universitaire, le seul qu'il tentera jamais d'obtenir.
A partir de ce moment, il va choisir ses études en fonction de la réputation des différents centres de la vie intellectuelle et des maîtres qui y enseignent.
C'est ainsi qu'il réside successivement chez les dominicains de Ferrare, à la cour du duc d'Este, centre thomiste où il rencontre Savonarole, avec qui il sympathise initialement. C'est à Ferrare qu'avait eut lieu la première rencontre d'un concile qui avait pour but la réunion des Églises catholique romaine et orthodoxe byzantine, séparées depuis 1054. C'est ainsi que, pour la première fois, l'Occident latin rencontra l'Orient grec. De ce choc culturel naquit la Renaissance et le mouvement humaniste, dont Ferrare fut le premier centre. Jean Pic y apprit le grec, perfectionna son latin et s'intégra au monde humaniste (1479).
Giovanni se rend à Padoue, centre de l'averroïsme (1480 – 82). C'est par Averroès (1126 – 1198), dernier des grands philosophes arabes, que la philosophie arabo-aristotélicienne pénétra en Occident.
En 1483, il se rend à Pavie, centre des Calculatores , logiciens émanés d'Oxford, sous la direction de Swineshead, dont la «tête de cochon» fut latinisée en Suisseth. A Paris, Oresme et Buridan en devinrent les chefs de files. Buridan devint recteur de la Sorbonne, avant d'être «jeté en un sac en Seine» comme le disait Fr. Villon et le chantait G. Brassens. Marliani introduisit le mouvement en Italie. Ces calculatores furent les premiers à avoir l'idée de donner une lecture quantitative de la nature. Pic étudie cette méthode à fond, mais la trouve désastreuse par rapport à la physique aristotélicienne, nécessairement qualitative…
La peste ayant éclaté à Ferrare, Cosme de Médicis l'ancien (1389 – 1464) avait invité les pères conciliaires à Florence, où il créa l'académie florentine, selon le modèle de l'académie platonicienne. Sous Laurent de Médicis, dit le Magnifique (1449 – 1492), Florence connut son grand épanouissement comme centre culturel. Laurent y avait invité Marsile Ficin (1433 – 1499), qui donna la première traduction latine des Dialogues de Platon. Plus tard, il traduira les Ennéades de Plotin (205 – 270) dont est issu le néoplatonisme, interprétation extrêmement mystique du platonisme. Sous la férule de Ficin, Florence devint ainsi le centre de cette renaissance philosophique. Jean Pic y fera de nombreux séjours, invité personnel de Laurent le Magnifique.
En 1485, Pic va couronner sa période d'études par un séjour à la Sorbonne, centre incontesté des études théologiques.
2. Les Conclusiones et l' Oratio
C'est à Paris que lui vient l'idée de proposer un vaste débat public auquel il se proposait d'inviter, éventuellement à ses frais, la crème des docteurs de la chrétienté et pour lequel il se fait fort de rédiger un ensemble de 900 Thèses ou Conclusions, portant sur «la Dialectique, la Morale, la Physique, les Mathématiques, la Métaphysique, la Théologie, la Magie, la Cabale». C'est de cette énumération que naîtra cette légende tenace, selon laquelle Pic se serait fait fort de discourir de omni re scibili - «de toute chose connaissable» - à quoi l'ironie voltairienne aurait ajouté et quibusdam aliis - «et de quelques autres en plus».
C'était pour rédiger ces Conclusions en toute quiétude qu'en mai 1486 Pic quitte Florence pour se rendre à Pérouse mais, la peste s'y étant déclarée, il déménagea à la Frattaoù il rédigea ses Conclusions, ainsi que son Oratio de hominis dignitate, leDiscours de la dignité de l'homme, qui aurait dû servir d'introduction au débat. Pic, cependant, n'eut jamais l'occasion de prononcer son discours, le débat dont il attendait tant de gloire ayant finalement été interdit.
Il n'en reste pas moins que ce Discours est sans doute le plus authentique chef-d'œuvre que nous ait légué la littérature néolatine. Ce fut, d'une certaine façon, le grand malheur de Jean Pic, car les générations futures n'allaient bientôt retenir de l'ensemble de son oeuvre que quelques lignes de ce Discours, qui seront citées à répétition et toujours en dehors de tout contexte.
En fait, Jean Pic de la Mirandole et son œuvre avaient été oubliés, son nom n'avait survécu que parce qu'il paraissait plus ou moins ridicule – comment peut-on s'appeler Giovanni Pico della Mirandola? - en lequel un critique récent avait d'abord cru reconnaître un cousin de Pinocchio! et aussi parce que Voltaire l'avait pris en but à son ironie, cinglante et drôle comme toujours (Cf. Dictionnaire philosophique, art. Foi.)
3. Le mythe de Pic
Voilà cependant qu'en 1860, le grand historien suisse Jacob Burckhardt(1818 – 1897) publie sa Civilisation de la Renaissance en Italie. Ce livre fondamental allait relancer les études de la Renaissance sur des bases neuves. Selon Burckhardt, la Renaissance comme phénomène culturel ne pouvait apparaître que dans le cadre sociologique particulier de l'Italie des XIVe, XVe siècles, qui devait enfin permettre à l'individu de prendre son destin en main, de se libérer des impératifs de la transcendance, et de créer en toute indépendance l'ordre des valeurs qui lui conviendrait. (Les Droits de l'Homme vs. le Décalogue).
Or, pour illustrer cette nouvelle orientation, qui conduira l'Occident à notre modernité, c'est précisément à un paragraphe de l'Oratio que Burckhardt fera appel. Un bref passage, de la plus haute élégance littéraire, semble nous montrer le Créateur se retirant de la scène du monde, pour laisser la place à Adam qu'il vient de créer, et auquel il fait le don de la liberté. Il lui adresse cet envoi:
Je t'ai placé au milieu du monde afin que tu puisses plus facilement promener tes regards autour de toi et mieux voir ce qu'il renferme. En faisant de toi un être qui n'est ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, j'ai voulu te donner le pouvoir de te former et de te vaincre toi-même; tu peux descendre jusqu'au niveau de la bête et tu peux t'élever jusqu'à devenir un être divin. En venant au monde, les animaux ont reçu tout ce qu'il leur faut, et les esprits d'un ordre supérieur sont dès le principe, ou du moins bientôt après leur formation, ce qu'ils doivent être et rester dans l'éternité. Toi seul tu peux grandir et te développer comme tu le veux, tu as en toi les germes de la vie sous toutes ses formes.
En ce bref passage, souvent cité en exergue, qui fait de la liberté l'essence de la nature humaine, on crut découvrir la quintessence de la pensée de Pic, la proclamation de sa doctrine, sinon même le symbole et le manifeste de l'humanisme rinascimental tout entier. Dès lors, Jean Pic devint, tel un nouveau Prométhée, l'idéal exemplaire, le prototype de l'humanisme du Quattrocento et cette fonction prophétique fera désormais partie de son mythe…
Dix lignes sur l'ensemble de l'œuvre de Pic, voilà qui est bien peu de chose. C'est néanmoins à partir de ces dix lignes qu'est né le mythe de la modernité de Jean Pic.
En réalité cependant, sous ses aspects si brillamment optimistes, la Renaissance italienne était, elle aussi et comme la nôtre, une période de transition, marquée de toutes les incertitudes qui sont nôtres également: pertes des références et des balises rassurantes, et bouleversements culturels avec toutes les remises en cause qu'ils impliquent.
C'est pourquoi, plutôt que d'incarner l'humaniste «prémoderne» que Burckhardt avait voulu voir en lui, Pic aspire au contraire à se libérer de toute attache mondaine. Ainsi dira-t-il dans ce même Discours:
Qui, laissant derrière lui tout ce qui est humain, méprisant les biens de la fortune, indifférent à ceux du corps, ne voudrait être convive des dieux, dès ici-bas, et, gorgé du nectar de l'éternité, recevoir bien qu'animal mortel, le don de l'immortalité?
Voilà qui est tout à l'opposé de ce que Burckhardt avait voulu retenir de lui!
4. Arrière-plan philosophique
En histoire de la philosophie, on peut observer une alternance de deux pôles:
Platonisme: tendance mystique, Monde des Idées, ex. le triangle comme Idée subsistante est le modèle de tous les triangles concrets, tous imparfaits. Donc «Idéalisme».
Aristotélisme: Refus du Monde des Idées, terre-à-terre, empirisme. Le «triangle» n'est qu'une abstraction construite par notre esprit à partir des triangles observés.
Plotin (205 – 270) donne une interprétation mystique du platonisme. Il connaît un grand succès à la cour impériale, face au début de la décadence: abandon de la mythologie. Comme pour nous, remise en cause des anciennes certitudes. La vie intellectuelle sera teintée de néoplatonisme.
Augustin, conversion en 387, théologie chrétienne sera «platonicienne». Tout le Moyen-Âge.
Réapparition d'Aristote «arabe»: «averroïsme» - St. Thomas et scolastique.
Aristotélisme et donc rationalisme: tout est rationnel, la théologie est un discours rationnel. Ratiocentrisme.
Dieu d'Aristote: Moteur immobile, seule tâche: maintenir le mouvement des cieux.
Dieu néoplatonicien: Dieu poète, le monde est le poème de Dieu. Valorisation de la Parole: St. Jean: Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu…
Boccace(1313 – 1375) «La poésie des anciens est science stable et immuable fondée sur les réalités éternelles, rattachée aux principes. En tout temps et en tout lieu, elle reste identique à elle-même et est absolument immuable.»
D'où fonction prophétique du poète:Pétrarque (1304 – 1374).
5. La période «Nouvel Age» de Jean Pic - Magie et Cabale
But de la philo: Découvrir la Vérité, rejoindre l'être infini à partir de notre finitude. La voie aristotélicienne de l'abstraction est très ardue. Le néoplatonisme propose un accès direct par la Parole.
C'est cette vision sublime et si profondément satisfaisante que Pic exprime par l'image biblique de l'échelle de Jacob, symbole central de l'Oratio et représentation fidèle de la continuité qui, par la «procession-conversion» plotinienne, unit en une relation verticale, notre monde multiple et variable à l'immuable unité de son Principe:
Du fin fond du sol au sommet du ciel est dressée une échelle aux multiples échelons, au faîte de laquelle siège le Seigneur. Des anges les parcourent dans une succession alternée de montées et de descentes...
La descente des anges symbolise l'action créatrice que Dieu exerce dans et sur le monde, alors que les échelons ascendants représentent les différentes étapes de la connaissance que l'âme doit parcourir pour remonter à son Principe. Cette belle métaphore faisait partie du langage traditionnel au sein de la théologie d'origine néoplatonicienne.
Nous pouvons imaginer cette échelle, solidement plantée en notre terre, avec ses lourdeurs propres, mais aussi avec ses mystères et ses révélations ésotériques, s'élevant jusqu'au ciel, et dont les montants parallèles, par un effet de perspective, semblent finalement se retrouver et se rejoindre en un point unique. Ainsi, du Créateur au monde, de la création à Dieu, le lien est sans faille, et pourtant, l'union ne s'opère qu'à l'infini, au-delà de toute mesure, dans le totalement autre, «dans la ténèbre solitaire du Père» comme le dit encore Pic.
C'est une vision du monde très poétique et très attirante qui mettait à portée de la main toutes les promesses d'un Nouvel Age: éternelle tentation des périodes en perte de certitude, attente d'une révélation mystique rassurante qui se donnerait «dès ici-bas», au terme d'une voie initiatique dont, croyait-on, les étapes étaient tracées d'avance et devaient conduire sans peine à l'extase, à la réunion de l'âme à son Principe…(Aussi: G. K. Chesterton: «quand on ne croit plus à rien, on est prêt à croire à tout et à n'importe quoi…»)
Pic a vingt ans. Il découvre avec émerveillement cette voie mystique qui lui promet l'accès direct à l'extase, à l'absorption en Dieu, et ce, par la voie de la pure connaissance intellectuelle. Comment ce jeune homme, adulé par les milieux de l'Académie qui partageait son enthousiasme, aurait-il pu conserver un esprit froid et critique par rapport à ce monde exaltant qui s'offre à lui? Pendant une brève période, deux ou trois ans, Pic va donner libre cours à ses enthousiasmes. Ce sera sa période «Nouvel Age».
C'est cette conception que Pic va exprimer dans la structure même de ses Conclusiones.
Deux sections: (structures parallèles)
- 402 concl. d'autrui
- 498 concl. personnelles