La littérature et la loi
Sous la direction de Pierre Hébert
La littérature a toujours entretenu un lien problématique avec la loi; selon les époques ou les auteurs, soit elle s’y est soumise, soit elle s’est placée dans une position de contestation. Pour qui cherche à comprendre la nature de ce rapport, l’étude des manifestations sociales du pouvoir (interdits, censure, procès, etc.) désigne la voie la plus habituelle.
Il est toutefois une autre manière par laquelle les lettres (le roman et le théâtre, principalement) défient la loi : par une représentation subversive. Or, à ce chapitre, nulle figure ne paraît plus apte à ébranler la loi que celle du meurtre.
« Le crime est aussi vieux que la loi, et la littérature depuis l’épopée jusqu’au roman moderne ressemble à un immense charnier », écrit Jacques Soulillou dans L’impunité de l’art. La littérature québécoise ne fait nullement exception, le meurtre apparaissant dès l’Influence d’un livre, de Philippe Aubert de Gaspé, fils, en 1837 (et même avant pour ce qui est des nouvelles, telle « La tour de Trafalgar » de Boucher de Boucherville, en 1835). Comment se fait-il pourtant qu’en 1868, Faucher de Saint-Maurice écrive, dans la Revue canadienne, que « l’homme de lettres doit employer toute son énergie à imprégner ce cachet de pureté à notre littérature », récusant explicitement la représentation du meurtre ? Comment comprendre ensuite une résurgence du meurtre dans les romans publiés par Édouard Garand dans les années 1920 ou dans le théâtre d’Henri Deyglun ? Quelle signification attribuer à la présence incessante du meurtre dans le roman psychologique des années 1950, préalable à un nombre impressionnant de « romans meurtriers » (La corde au cou et Pleure pas, Germaine, de Claude Jasmin, Le Cassé, de Jacques Renaud, Prochain épisode, d’Hubert Aquin, etc.) qui paraissent au début de la Révolution tranquille des années 1960 ?
L’objectif de cette recherche est d’édifier une histoire culturelle de la représentation du meurtre dans le roman et le théâtre québécois, des origines jusqu’à 1959, c’est-à-dire dans quelque 320 œuvres qui présentent soit des meurtres fictifs (par exemple, Agaguk, d’Yves Thériault) ou réels intégrés à une fiction (par exemple, Aurore, l’enfant martyre). Cette synthèse apportera une lecture inédite de la littérature, certes, mais aussi des grandes options morales ou éthiques qui ont traversé les lettres québécoises. Une telle recherche permettra de comprendre les liens de pouvoir qui se sont tissés entre la représentation du meurtre, le discours moral et politico-juridique qui l’accompagne, les genres (lettré, populaire, policier, etc.) et, enfin, les instances de diffusion (éditeurs, collections) et de réception. Il sera donc possible de saisir tout à la fois la pression de la loi (cléricale et juridique) sur cette représentation, et l’incidence de cette représentation sur la loi, qu’elle discute, voire défie. En définitive, il s’agit donc bien plus que de l’étude d’une figure, car la représentation du meurtre, saisie dans son historicité, désigne un signifiant culturel qui permet de comprendre les mouvements dialectiques de la norme et de la transgression, à la fois dans les textes et dans leurs divers supports.