Aller au contenu

Point de vue expert

La culture en classe : un moteur qui donne du sens à tout le reste

Le professeur Martin Lépine croit que la culture doit tout simplement envahir les salles de classe.
Le professeur Martin Lépine croit que la culture doit tout simplement envahir les salles de classe.
Photo : UdeS

En novembre 2021, le ministère de l'Éducation et celui de la Culture et des Communications ont annoncé un investissement de 50 M$ visant à « accroitre l’accès pour le milieu scolaire aux œuvres culturelles québécoises et assurer une meilleure intégration de la culture en pédagogie ». À l’occasion du Mois de la culture à l’école en février, nous avons questionné le vice-doyen à la formation et à la culture à la Faculté d’éducation, le professeur Martin Lépine, sur sa vision et les impacts possibles de cette annonce.

Spécialiste de la didactique du français et ardent défenseur depuis 25 ans de l’intégration de la culture à l’école, le professeur Lépine est entre autres le cocréateur du programme Passeurs culturels, une innovation qui permet de mieux former des enseignantes et des enseignants héritiers, critiques et interprètes d'objets de culture.

Pour le professeur Martin Lépine, la culture doit tout simplement envahir les salles de classe, puisque c’est un moteur, voire LE moteur, qui donne du sens à tout le reste. Il nous livre ici son point de vue expert.

Ces nouveaux investissements annoncés en novembre 2021 semblent miser fortement sur des expériences en ligne. Comment cela peut-il être compatible avec les façons de faire ici à la Faculté d’éducation de l’Université de Sherbrooke?

Je porte depuis des années l’idée d’un projet comme celui des Passeurs culturels pour favoriser l’accès, à faible coût voire gratuitement, aux arts et à la culture sur le campus de l’Université de Sherbrooke, mais aussi dans la ville et dans la vie en général. L’idée est de rassembler le plus grand nombre de futures personnes enseignantes issues de programmes différents autour d’expériences culturelles où tous les sens sont sollicités. Avec cette vision en tête, déjà, on s’éloigne quelque peu des annonces récentes misant principalement sur le numérique.

Le programme Passeurs culturels favorise des rencontres, des échanges les plus riches possibles, et l’appréciation d’une expérience culturelle avec tous ses sens.

Pour le Pr Lépine, en matière d'arts et de culture, il faut penser à l’expérience sensible d’abord, qui sollicite tous les sens, et ce, bien au-delà d’un écran d’ordinateur.
Pour le Pr Lépine, en matière d'arts et de culture, il faut penser à l’expérience sensible d’abord, qui sollicite tous les sens, et ce, bien au-delà d’un écran d’ordinateur.
Photo : Michel Caron UdeS

Que le gouvernement mette un peu d’argent en arts et culture, c’est en soi une bonne nouvelle, ne serait-ce que pour la mesure qui bonifie les salaires des artistes qui viennent à l’école. Il y avait une mise à jour à faire puisque la dernière datait de 1999. Mais pour ce qui est du développement de projets plus porteurs, le Gouvernement a misé sur le numérique : plateforme numérique, livres numériques, accès à des œuvres d’art numériques, création par les jeunes de capsules Web…

Je comprends que ces mesures ont été annoncées en pleine pandémie, et que soutenir les écoles passe aussi par l’accès à la culture numérique, par exemple avec Biblius, un outil pour avoir accès à des livres numériques. Mais il ne faudrait pas penser que l’expérience est totale lorsqu’on lit une œuvre littéraire sur une plateforme numérique, surtout si cette œuvre a d’abord été pensée comme une œuvre papier. Tout comme une œuvre d’un grand peintre québécois, qui est photographiée pour être accessible sur une plateforme numérique. Si c’est un tremplin pour aller découvrir l’artiste en question et son œuvre, idéalement dans un musée, on se rapproche ainsi davantage de l’expérience plus complète d’appréciation. Pour moi, il faut penser à l’expérience sensible d’abord, qui sollicite tous les sens, et ce, bien au-delà d’un écran d’ordinateur.

On le sait, la pandémie n’est pas tendre avec les expériences culturelles. Craignez-vous une nouvelle façon de faire « facilitante » en éducation, qui limiterait désormais la culture à des expériences en ligne, plus accessibles, moins coûteuses en argent et en énergie?

Si l’expérience numérique permet d’avoir accès à l’art plus souvent à l’école, c’est une bonne chose. Lorsque c’est un tremplin pour sortir ensuite vivre l’expérience avec tous nos sens, c’est aussi une bonne chose. Depuis 2020, en faisant abstraction de la pandémie, tous les enfants du Québec sont censés avoir accès à des sorties culturelles deux fois par an. Si on continue dans cette veine, si on fait venir aussi des artistes à l’école, et si on intègre dans notre enseignement le numérique pour soutenir les arts et la culture, on a une approche de plus en plus équilibrée.

Il est important de continuer à faire lire aux enfants des ouvrages en papier, soutient Martin Lépine, et d'en favoriser l'accès à l'école.
Il est important de continuer à faire lire aux enfants des ouvrages en papier, soutient Martin Lépine, et d'en favoriser l'accès à l'école.
Photo : UdeS

Et faisons lire des œuvres papier aussi. Il y a toute une équipe qui se cache derrière cette œuvre complète. Il y a eu des choix éditoriaux pour la page couverture, la qualité du papier, etc. Assurons-nous d’en favoriser l’accès dans les écoles. Étonnamment, dans les mesures annoncées, il n’y a pas de montants pour l’achat de livres par les écoles. Même en pandémie, on aurait pu inonder les écoles de livres, et les écoles auraient pu trouver le moyen de les faire parvenir à leurs élèves. Il y a eu des initiatives en ce sens dans des écoles de Lanaudière, par exemple.

Quand je prends un roman en trois dimensions, je sais que je suis au début ou la fin du livre par l’épaisseur des pages dans ma main droite. Quand on pense à l’appréciation des œuvres littéraires ou artistiques, avoir une vue d’ensemble que notre corps, nos yeux, tous nos sens nous permettent, ça nous aide aussi à mieux apprécier l’œuvre en question.

On ne peut pas évacuer des centaines d’années de notre histoire collective parce que tout d’un coup des outils technologiques permettent d’avoir accès à l’art sur un écran.

Il y a dans l’expérience culturelle, celle de se rendre dans un lieu, avec d’autres gens, de faire cet effort, de s’y préparer, de devoir parfois faire face à quelque chose qui nous déstabilise et de vivre cette expérience en communion avec les autres personnes. N’est-ce pas essentiel?

Ça rejoint tous les principes de base de la pédagogie, de la didactique, justement. Tous nos sens sont sollicités. Je sors de chez moi, mon corps participe déjà à l’événement. Les recherches démontrent bien que, pour la rétention, il y a de fortes chances qu’on se souvienne davantage d’un événement lorsque tous nos sens sont sollicités que si on a simplement accès à une enfilade visuelle sur un écran d’ordinateur.

L’œuvre devient alors un prétexte à la rencontre. Elle n’est pas une fin en soi non plus. Il y a un effet de partage, qui parfois nous amène même à nous questionner comme être humain. Somme toute, les arts et la culture nous permettent d’explorer toutes les facettes de l’être humain, dans ce qu’il a de plus lumineux et de plus sombre. On est en réception, mais un peu en action aussi.

La culture devrait être au cœur de chaque notion qu'on enseigne, croit Martin Lépine.
La culture devrait être au cœur de chaque notion qu'on enseigne, croit Martin Lépine.
Photo : Michel Caron UdeS

C’est d’ailleurs ce qui est propre au concept de « lec-acteur »  et de « spect-acteur », qui vient de l’Amérique du Sud, où on est lecteur et spectateur, mais aussi acteur de changements sociaux parce qu’on a une culture qui nous permet d’avoir des arguments, d’être sensibilisé.

L’école québécoise, pendant la scolarité obligatoire, devrait tout faire pour développer chez tous les enfants, peu importe le milieu dont ils sont issus, des réflexes culturels. Que les arts et la culture fassent partie du quotidien. Comme l’activité physique, en faire un peu chaque jour, c’est bon pour la santé. Pratiquer ou être exposé à de l’art au quotidien, ça aide aussi à mieux vivre. Si on était 50 ans plus tôt, on lancerait peut-être un programme mettant en valeur les arts comme ParticipAction l’a fait pour l’activité physique, pour faire en sorte que cette pratique devienne une évidence, un réflexe.

Vous avez déjà dit que la culture en classe, c’est le moteur qui donne du sens à tout le reste. Que voulez-vous dire précisément?

La culture devrait être au cœur de chaque notion qu’on enseigne, puisque c’est ce qui permet de situer les notions dans l’espace-temps. Quand un enseignant ou une enseignante adopte une approche culturelle de l’enseignement, elle prend le temps de mettre en contexte, par exemple, une règle comme l’accord du participe passé avec l’auxiliaire avoir.

Autre exemple, lorsqu’on propose de lire une bande dessinée, c’est intéressant de se demander avec ses élèves pourquoi on lit encore une bande dessinée en 2022 et ainsi pouvoir discuter de l’importance de savoir « lire » des images et de faire le parallèle avec le cinéma. Ça prend un peu de temps en classe, mais quand on le fait, on est gagnant parce que les apprentissages prennent du sens. Et on devient reconnaissant aux êtres humains qui nous ont précédés pour arriver, par exemple, à la longue construction humaine de l’écriture.

Ce n’est pas grave de ne pas connaitre l’histoire de tous nos contenus. Il suffit de faire l’exercice de se poser la question devant et avec nos élèves.

Les personnes enseignantes dans les écoles primaires et secondaires semblent déjà submergées par leurs tâches « normales ». Comment peuvent-elles jouer en plus ce rôle de passeurs culturels?

Adopter une approche culturelle de l’enseignement, cela ne prend pas plus de temps. Souvent même, on a un gain de temps puisque ça va nous amener à enlever du superflu et de l’artificiel. Par exemple, si on ne trouve pas pourquoi on fait tel exercice de la page 32 en alignant une série de « s » ou en « x » à la fin des mots pour apprendre le pluriel sans aucune situation un peu authentique d’écriture, on est peut-être en train de perdre son temps. Gagner en dimension culturelle dans son enseignement, c’est s’attaquer au cœur des notions et laisser tomber le superflu. Cela ne prend pas plus de temps, et les élèves embarquent beaucoup plus parce qu’ils voient bien que cette dimension donne du sens à leur apprentissage. On se retrouve avec des élèves plus motivés, plus engagés. Et on fait moins de discipline, moins de rappels à l’ordre.

Le programme Passeurs culturels est un succès à l’UdeS. Parlez-nous des personnes enseignantes qui ont vécu cette intégration dans leur formation depuis 2017.

Plusieurs de nos étudiantes et de nos étudiants incarnent vraiment ce rôle et se présentent eux-mêmes comme des « passeurs culturels ». Ces personnes reconnaissent déjà que leur compétence professionnelle numéro un, c’est d’être passeur culturel.

À moyen terme, quand on aura formé des dizaines, des centaines de passeurs culturels, il y en aura partout dans les écoles du Québec.

Le programme Passeurs culturels fait tellement l’unanimité à la Faculté d’éducation que, le 19 janvier dernier, les quelque 2000 membres de l’Association générale des étudiantes et étudiants de la Faculté d'éducation (AGEEFEUS) ont accepté à 96,1 % de pérenniser ce programme en payant dorénavant des frais institutionnels obligatoires pour le soutenir.

Qu’est-ce qui pourrait être fait, plus largement, pour que tous les enfants du Québec aient accès à des enseignantes et des enseignants qui sont aussi des passeurs culturels?

J’aurais aimé entendre lors de l’annonce de cet automne que les passeurs culturels principaux sont les enseignantes et les enseignants qui sont en contact quotidien avec tous les enfants d’environ 3 à 16 ans. Et comme ministres de la Culture et de l’Éducation, qu’on favorise des accès privilégiés aux arts et à la culture pour les personnes enseignantes, parce qu’on sait que ces sorties culturelles vont enrichir leur enseignement.

J’aurais aimé que toutes les enseignantes et tous les enseignants reçoivent une carte privilège, comme cela existe en Europe, donnant des rabais dans les librairies, dans les musées, permettant des déductions fiscales à l’achat de produits culturels, pour enlever toute barrière financière. Pour que les personnes enseignantes puissent se permettre de prendre le risque avec d’autres collègues d’aller voir des spectacles différents. Toute l’école y gagne.

J’aimerais l’ajout de budget pour l’achat de livres, pour des objets culturels dans les classes, pour qu’on baigne dans un environnement culturel riche, mais pas aux frais de l’enseignante ou de l'enseignant. Que le gouvernement inonde les classes de culture. Ce serait une façon de reconnaitre l’apport culturel des personnes enseignantes.

Il me semble que c’est simple. Mais il reste ça à faire, nourrir les enseignantes et les enseignants en matière de culture!

Est-ce le rôle des universités de semer cette graine de la culture?

On a quatre ans pour nourrir le bagage culturel des enseignantes et des enseignants. Plusieurs nous disent que c’est la première fois qu’ils vont au théâtre. Ah oui!? Ce n’est pas un reproche à la personne, mais plutôt au système scolaire qui, en 14 ou 15 ans, n’a jamais fait découvrir le théâtre à cette personne.

L’un des chantiers de la Faculté d’éducation est de prévoir des actions pour que tout le personnel et les personnes étudiantes embrassent le rôle de passeur culturel.
L’un des chantiers de la Faculté d’éducation est de prévoir des actions pour que tout le personnel et les personnes étudiantes embrassent le rôle de passeur culturel.
Photo : UdeS

Depuis l’an 2000, la première compétence professionnelle en enseignement, c’est d’agir en tant qu’héritier, critique, interprète d’objets de culture dans sa profession. Depuis 2020, le référentiel a été revisité pour que la personne enseignante agisse en tant que professionnelle cultivée, capable d’interpréter, de critiquer, d’être une médiatrice entre les arts et les enfants. C’est la compétence fondatrice numéro un.

C’est souvent le cas avec la culture : elle est partout et nulle part à la fois. Tout le monde s’en préoccupe… mais personne ne s’en occupe, réellement. L’un des chantiers que l’on a à la Faculté d’éducation, c’est de prévoir des actions facultaires pour que tout le personnel et les étudiantes et étudiants qui passent ici embrassent ce rôle de passeur culturel. Les arts et la culture peuvent ainsi être le liant entre nous, peu importe notre rôle!


Informations complémentaires