Le «temps sauvage» et ses «fantômes»: mémoire et présence dans l'oeuvre romanesque d'Anne Hébert
Daniel MARCHEIX
Si l'on en croit les mots mêmes d'Anne Hébert dans la pièce éponyme, le «temps sauvage» serait une «longue saison hors du temps et de la conscience». La densité de la constellation sémantique qui gravite autour de l'adjectif «sauvage» invite à se poser la question de la nature de ce hors-temps immobile. Ne serait-il pas, à l'échelle de l'œuvre tout entière, celui de la faillite identitaire de sujets livrés à leurs vies anciennes et ainsi exilés hors d'une présence immédiate au monde? L'aventure anamnésique fait l'objet, dans les romans d'Anne Hébert, d'un traitement discursif, narratif et métaphorique particulièrement lourd de sens: puissamment incorporée, la mémoire affecte les ressorts mêmes de l'inscription des personnages dans un champ de présence sensible et les confronte à un temps circulaire qui ignore la richesse de l'instant. Cette crise du temps qu'orchestre magnifiquement l'écriture hébertienne doit son caractère troublant et fascinant au fait que, contrairement à toute attente, le sujet ne s'y abolit pas totalement, relié qu'il est, subtilement et énigmatiquement, à l'énergie d'un Désir auquel s'alimente en retour la sauvagerie du temps.